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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/158

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LES PROPOS D’ALAIN

Les autres savent trop, par trop d’expériences, ce que devient la volonté populaire lorsqu’elle se heurte à l’action continue des grands Ambassadeurs, des grands Banquiers et des grands Bureaucrates. Ils savent trop comment les députés cherchent souvent autour d’eux, dans ce milieu parlementaire qui a ses préjugés propres, un appui contre l’électeur, et de beaux prétextes pour oublier leurs promesses. Ils savent que les grands intrigants sont déjà assez forts, et disposent déjà trop des réputations et des influences, que l’air parisien est déjà assez mauvais et dangereux pour les provinciaux même les plus rustiques, et qu’enfin le scrutin d’arrondissement est la meilleure arme de la province contre l’élite parisienne. Prise ainsi, la question est assez claire, il me semble. Et c’est parce que ces raisons commencent à se dessiner dans le brouillard, que cet accord apparent de la plupart des députés recouvre en réalité des divisions profondes et une résistance formidable.

CXV

Comme je pensais au Scrutin d’Arrondissement, il me revenait une histoire de mon pays normand, histoire déjà ancienne, puisqu’elle remonte au scandale du Panama ; on en peut parler maintenant comme d’une chose morte et enterrée. On sait que le Perche est un pays assez fermé, assez riche par le commerce des chevaux, hospitalier et généreux à l’ancienne mode, très raisonneur, ennemi du gouvernement et du préfet, et clérical par obstination pure. Ils avaient en ce temps-là un député bon garçon et bien de son pays par un genre d’esprit bonhomme qui mordait très bien. On l’adorait. C’est dire que tous ces dresseurs de chevaux n’avaient pas précisément d’opinion, mais se fiaient à leur député pour en avoir une. Et voilà bien, direz-vous, le scrutin d’arrondissement. En réalité l’habile homme prenait le fond de leur opinion, et eux la forme des siennes.

Or il fut d’abord bonapartiste, et ils furent bonapartistes. Ensuite il jugea bon de faire un petit mouvement à gauche et d’accepter la République, mais conservatrice naturellement ; il ne perdit pas une voix. Là-dessus vous direz : « Il avait son fief électoral et son armée ; ses électeurs étaient des partisans, non des citoyens ; voilà par quel