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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/177

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LES PROPOS D’ALAIN

peuple tyran ; et contre un peuple qui n’aime pas plus la tyrannie et l’injustice que nous ne les aimons ; contre un peuple qui, à ce que je crois, et pris dans sa masse, se défendrait héroïquement, mais attaquerait mollement. Il n’y aurait donc qu’à user par des feintes le premier élan des troupes jeunes et savamment préparées qui sont massées à la frontière ; ce serait un moment difficile et des échecs presque inévitables, mais dont un Fabius Temporiseur ferait autant de victoires. Après cela la masse de la nation tomberait sur l’envahisseur, de face, sur ses flancs, sur ses derrières ; même sans alliés la partie serait belle ; avec des alliés actifs et pleins de ressources, elle est gagnée d’avance.

Certes je ne souhaite pas qu’on la joue, mais enfin cela ne dépend pas de nous. Je voudrais seulement que nous cessions de jouer le rôle de l’homme brave qui se sent à la merci d’un spadassin, et qui ne songe qu’à mourir proprement. Le spadassin compte là-dessus. Il crée fort habilement une espèce de terreur sans lâcheté aucune, mais qui use la résistance ; il ne nous touche pas autant qu’il croit ; mais il agit sur notre élite, que je vois un peu trop pessimiste comme si elle avait charge de mourir, non de combattre et de vaincre. Or je crois qu’elle saurait mourir ; mais le peuple vivra et vaincra.

CXXX

Comme je réfléchissais de nouveau au sujet du beau livre de Jaurès sur l’Armée Nouvelle, j’en vins à me dire que toutes nos idées, sans exception, sur la Patrie et la Guerre, doivent être refaites à neuf. Car voici la doctrine traditionnelle, du moins dans ses principaux articles.

La fonction de guerre est réservée aux plus vigoureux et aux plus courageux. Elle dispense de tous les autres travaux, et même de toutes les autres vertus. À celui qui offre d’avance sa vie pour le salut des autres, que peut-on demander de plus ? Aussi tout guerrier a droit au respect de tous.

Les guerriers commandent absolument, car le salut public est la suprême loi. Toute prétention des marchands, artisans, manœuvres, tous poltrons et faibles, et bons pour se cacher dans les caves pendant