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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/19

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LES PROPOS D’ALAIN

Comme je comprends la géométrie, en lisant un traité, ainsi je peux comprendre la politique, en lisant un traité. C’est le défaut de l’intelligence, d’adhérer à toute doctrine qui se tient ; car toute doctrine se tient. Aussi, tant que l’estomac n’entre pas dans le problème, tant que l’esprit pense pour penser, il passe d’une opinion à une autre comme on tourne les feuillets d’un livre. Lisez une chimie, vous serez d’un instant à l’autre pour les atomes, ou contre, selon les exemples auxquels vous penserez. C’est pourquoi un changement d’opinion ne m’étonne jamais ; il suffit que les intérêts changent pour que l’intelligence, semblable à un avocat, oublie le client qui vient de sortir, et soit toute à celui qui entre. Supposons qu’un intérêt puissant, l’envie d’être député, ou la nécessité d’être journaliste, me pousse au socialisme intégral, croyez-vous que mon intelligence résisterait ? À peine la question est-elle posée, que je vois de bonnes raisons accourir en foule ; je pourrais très bien me passer des mauvaises.

C’est cette facilité d’esprit qui m’a sans doute détourné de la politique active. Ce n’est pas que je manque de passions. Je sens en moi une colère sans mesure contre la tyrannie quelle qu’elle soit ; et cela suffit pour lester mes opinions politiques. Mais si d’autres passions, comme l’ambition, ou le plaisir de dominer, se mêlaient à celle-là, je serais bien capable d’évoluer aussi, et très vite.

Où sera donc le contre-poids ? Dans les intérêts. Les convictions improvisées, et dictées, en quelque sorte, par la fonction du jour, ne m’intéressent pas beaucoup. Un ministre veut gouverner, c’est tout naturel. Ce n’est point là une opinion, c’est un habit qu’il prend. L’aiguille politique serait folle, si elle n’était point liée à d’autres forces. Non ; ce que j’appelle une idée, une véritable idée agissante, squelette de toute une vie, c’est un mélange où entre aussi la terre, et les fonctions humbles du corps. Celui qui pense, à mon goût, c’est un homme qui tient à beaucoup de choses, qui vend, achète, tient son compte de profits et pertes, est estimé des uns, blâmé des autres, parce que le moindre de ses mouvements tire des ficelles de tous les côtés, qui remuent ses semblables de mille façons. Alors ses idées se meuvent lentement, mais traînent tout son corps, et bien des choses avec. Il a mille idées dans une, toutes ses idées dans une, et fortement nouées. Voilà une idée réelle, une noble et puissante idée qui laboure la terre. L’avarice du père Grandet, c’est quelque chose de bien plus pensé que le cours de morale d’un professeur. Des fonctionnaires, des professeurs, des journalistes, des écrivains, ombres sur les bords du