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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/20

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LES PROPOS D’ALAIN

Styx. Les idées qu’ils ont ne leur coûtent vraiment pas assez. Je ne m’étonne pas qu’ils parlent bien ; les paroles ne sont pas lourdes à remuer. Mais sans appui et sans effet. La locomotive ne traînerait rien, si elle n’était pas si lourde.

VIII

Tant que l’on n’a pas bien compris la liaison de toutes choses et l’enchaînement des causes et des effets, on est accablé par l’avenir. Un rêve ou la parole d’un sorcier tuent nos espérances ; le présage est dans toutes les avenues. Idée théologique. Chacun connaît la fable de ce poète à qui il avait été prédit qu’il mourrait de la chute d’une maison ; il se mit à la belle étoile, mais les dieux n’en voulurent point démordre, et un aigle laissa tomber une tortue sur sa tête chauve, la prenant pour une pierre. On conte aussi l’histoire d’un fils de roi qui, selon l’oracle, devait périr par un lion ; on le garda au logis avec les femmes ; mais il s’irrita contre une tapisserie qui représentait un lion, s’écorcha le poing sur un mauvais clou, et mourut de gangrène.

L’idée qui sort de ces contes, c’est la prédestination, que des théologiens mirent plus tard en doctrine, et cela s’exprime ainsi : la destinée de chacun est fixée quoi qu’il fasse, ce qui n’est point scientifique du tout. Et ce fatalisme revient à dire : « Quelles que soient les causes, le même effet en résultera. » Or, nous savons que si la cause est autre, l’effet sera autre, et nous détruisons ce fantôme d’un avenir inévitable par le raisonnement suivant ; supposons que je connaisse que je serai écrasé par tel mur tel jour à telle heure, cette connaissance fera justement manquer la prédiction. C’est ainsi que nous vivons ; à chaque instant nous échappons à un malheur parce que nous le prévoyons ; ainsi ce que nous prévoyons, et très raisonnablement, n’arrive pas. Cette automobile m’écrasera si je reste au milieu de la route ; mais je n’y reste pas.

D’où vient alors cette croyance à la destinée ? De deux sources principalement. D’abord la peur nous jette souvent dans le malheur que nous attendons. Si l’on m’a prédit que je serais écrasé par une automobile et si l’idée m’en vient au mauvais moment, c’est assez pour que je n’agisse pas comme il faudrait ; car l’idée qui m’est utile