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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/192

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LES PROPOS D’ALAIN

suivant les sentiers a du charme par ses détours ; mais une route tracée au niveau d’eau par des géomètres et largement coupée a de la grandeur ; elle ouvre une vue sur le pays, qui convient mieux à des yeux d’homme, sans doute parce qu’elle convient mieux à leurs jambes ; il me semble que je vais marcher jusqu’à l’horizon.

Je crois assez que c’est l’univers tout entier qui est beau, et la liaison de toutes choses ; les petits morceaux ne disent rien ; ils n’ont point de sens. Mais tout a un sens, car tout tient à tout. On aime la mer et la montagne, parce que le jeu des forces y est visible ; c’est notre alphabet. Après avoir épelé, il faut lire, et apprendre à saisir d’un regard la liaison de toute chose à toutes les choses ; en quoi on peut devancer la coutume. Si on savait parfaitement lire dans le Grand Livre, tout serait beau.

CXLII

Au sujet de ce tableau de Poussin, qui fut lacéré à coups de couteau, l’Ingénieur me dit : « Je puis vous l’avouer à vous, toutes ces œuvres d’art n’ont jamais produit aucun effet sur moi. Non que le sentiment du beau me soit inconnu ; tout au contraire, je suis capable de l’éprouver très vivement ; et, en revanche, le spectacle de quelque objet que je juge laid m’attriste. Seulement les choses que je trouve belles ou laides ne sont pas dans les musées ; ce sont des choses d’aujourd’hui, et qui sont utiles ou nuisibles. Par exemple cette locomotive à quatre cylindres, avec son petit tuyau et son avant allongé sur les rails, je la trouve belle. Je n’entends pas seulement par là qu’elle est puissante et bien réglée, j’entends que la vue de cette locomotive produit en moi un sentiment agréable, immédiatement et sans réflexion. Cela tient sans doute à ceci, que les dimensions et la forme de cette machine et la position de ses rouages sont pour moi des signes que l’habitude me permet de comprendre sans effort. Quand vous lisez, vous ne faites pas attention aux lettres ni aux syllabes, ni même aux mots ; il vous semble que vous saisissez directement l’idée même ; eh bien, je crois que je lis les mécaniques de la même manière. De même une maison doit, à première vue, être saisie et comme devinée dans un seul regard, quand c’est un architecte qui regarde.

« Qu’est-ce qu’un beau cheval, sinon un cheval dont on peut deviner