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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/193

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LES PROPOS D’ALAIN

la force et l’ardeur ? Qu’est-ce qu’une belle femme, sinon une femme dont on est capable de dire, sans réflexion, mais non pas sans bonnes raisons, qu’elle se porte bien et qu’elle est capable d’avoir de beaux enfants ? Le dirigeable « Patrie », que j’ai observé ces jours, ne me paraît pas beau. Savez-vous ce que j’en conclus ? C’est qu’il doit y avoir encore quelque chose là-dedans qui n’est pas bien placé ; c’est que les forces s’y exercent mal ou s’y contrarient ; je le sens avant de pouvoir l’expliquer, parce que je suis familier avec les mécaniques. Telle est mon esthétique, fondée, comme vous voyez, sur l’utile et la science de l’utile, mais elle est méprisée par les hommes de goût et par les femmes les plus cultivées. »

Je lui dis : « Consolez-vous ; les hommes de goût et les femmes cultivées sont de pauvres moutons et de pauvres brebis qui suivent leur sentier ; leurs idées et leurs sentiments viennent d’imitation. Pourquoi font-ils des tableaux et admirent-ils des tableaux ? Parce qu’il y a eu un temps où le dessin était quelque chose de très utile, et comme une écriture naturelle. Mais eux s’attachent aux vieux dessins et aux vieilles peintures, sans savoir pourquoi, comme l’enfant qui joue au soldat. Ils ignorent le sens de tout cela. Ils ne savent pas lire, mais ils s’amusent tout de même à assembler des lettres, et sans rire, comme des singes qui joueraient aux cartes. »

CXLIII

Le jeune prince, qui s’ennuyait assez ce jour-là, s’arrêta au tournant de l’allée. Dans une ombre bleue, une vive fleur de capucine était suspendue. La fraîche tige enroulée, la feuille large, la terre brune, l’air chargé d’une vapeur chaude firent avec la fleur une harmonie précieuse. Ce ne fut qu’un moment ; mais le prince disait encore, à son coucher : « Vis-je jamais quelque chose de plus beau que cette capucine ? »

Polonius l’entendit, et fit son métier d’amuseur. Le lendemain il y avait, sur toutes les pelouses, un massif de capucines. Les femmes en mirent dans leurs cheveux. Il y eut des mouchoirs et des coussins brodés de capucines. Il y eut le surlendemain, au théâtre de la cour, un ballet des capucines dont on parle encore. La reine