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LES PROPOS D’ALAIN

grand que ses voisines. Et, quant à la forme ogivale, l’idée en fut suggérée sans doute par quelque nécessité naturelle, ou par quelque coutume, ce qui est au fond la même chose. L’ogive n’est pas sortie d’une cervelle mystique, j’ai lu que, sur les côtes, les pêcheurs construisirent autrefois des cabanes dont le toit était un vieux bateau retourné ; ne croyez-vous pas que la nef d’une cathédrale ressemble assez bien à un bateau retourné ? Au reste nef ou nauf, cela vient d’un mot latin qui signifie navire. »

« Bah ! dit l’architecte, ne cherchez pas si loin. Dans tous les temps on a construit comme on a pu. À mesure que les villes prenaient de l’importance, on a fait des voûtes rondes de plus en plus hautes et larges, si bien qu’elles s’écroulèrent un peu partout, et principalement dans les pays où la pierre est tendre. C’est ainsi qu’on a été amené à renoncer au plein cintre et à inventer l’ogive, qui n’est qu’un expédient de maçon auquel nos yeux se sont habitués. »

Ils parlaient ainsi en suivant des chemins forestiers. Ils entrèrent sous une haute futaie. Les troncs montaient d’un seul jet vers la lumière ; à peu près à la même hauteur ils lançaient des branches que la lumière tirait vers le haut et que la pesanteur courbait un peu. Ces branches s’entrecoupaient en formant des ogives ; les brindilles dessinaient des rosaces à travers lesquelles on voyait un peu de ciel ici et là. La terre était nue et sonore ; une ombre fraîche flottait sur la terre. Leur voix courait d’arbre en arbre comme si des dieux sylvains s’étaient enfuis. Vers le couchant on apercevait des lumières rouges et violettes. Ils s’arrêtèrent. Le peuple des arbres, qui marchait avec eux, s’arrêta aussi. Un flot d’images qui s’élevait retomba sur eux. Ils se turent. Aucun d’eux ne trouva un hymne qui fût digne du temple.

CLIV

Automne c’est la couleur et la musique. Toutes les gammes de couleur y sont. Les champs ont reverdi ; la terre nue, fraîchement remuée et toute humide, nous fait voir tous les bruns possibles, et, dans les feuillages, toutes les nuances, depuis le vert sombre du lierre jusqu’au jaune vif des bouleaux, jusqu’aux chênes dorés, jusqu’aux hêtres rouges. Les dernières fleurs sont d’une couleur riche aussi,