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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/22

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LES PROPOS D’ALAIN

heures inconnues, vingt heures, trente heures, cinquante heures, et tu t’enfuiras ; mais moi, où veux-tu que je m’enfuie ?

« La marée vient de loin ; c’est une grande vague qui traverse les océans, et qui se ralentit à mesure que le fond de la mer remonte, ce qui fait qu’elle arrive plus tôt ou plus tard, selon la forme des côtes et les pentes du fond de la mer. J’ai réglé tout cela ; je vois tout cela ; toi, tu ne vois que ton bain. Des milliers d’hommes, qui m’ont bien oublié, comptent pourtant sur moi ; ils ont mesuré les heures d’avance ; ce gros paquebot attend l’heure de Dieu. Tous prient à toute heure, sans le savoir. Ils me supplient de ne rien changer. Si je veux être bon, il faut que je sois sans pitié. Tu n’es pas seule au monde ; il m’arrive des flots de pensées respectables qui me rappellent à moi-même. Je ne peux pas te donner ma place ; tu es trop jeune ; tu ne sais pas assez ce que tu veux.

« Et tu ne comptes pas des milliards d’autres frères, qui cherchent aussi leur pensée, et qui la trouveront, si je suis un bon roi. La marée suit le soleil et la lune ; les océans se déforment comme une goutte d’eau qui tomberait ; et, comme la terre tourne, cela fait comme deux renflements ou deux bosses liquides qui tournent. J’ai réglé cela aussi ; si j’y change la moindre chose, les planètes seront folles ; tous ceux qui pensent retomberont dans les rêves, et je serai assourdi de reproches.

« Les hommes racontent que Phaéton obtint de conduire le char du soleil, et qu’il mit le feu partout. Ce n’est pas vrai. J’ai laissé Phaéton à son rang, quoiqu’il fût mon fils. Et toi aussi, ma fille, tu suivras l’ordre. Je te passerai le sceptre et la puissance quand tu seras assez sage pour t’en servir. Mais, avant que tu en sois là, tu pleureras plus d’une fois sur toi-même au coucher du soleil ; et plus d’une marée dénouera les algues. »

X

Nous sommes dans les comètes, et jusqu’à pouvoir bientôt en toucher une, si les observatoires ont bien calculé. Voilà une circonstance rare. La Seine se montre capricieuse comme un ruisseau des