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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/21

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LES PROPOS D’ALAIN

à ce moment-là, c’est l’idée que je vais me sauver, d’où l’action suit immédiatement ; au contraire l’idée que j’y vais rester me paralyse, par le même mécanisme. C’est une espèce de vertige, qui a fait la fortune des sorciers.

Il faut dire aussi que nos passions et nos vices ont bien cette puissance d’aller au même but par tous chemins. On peut prédire à un joueur qu’il jouera, à un avare qu’il entassera, à un ambitieux qu’il briguera. Même sans sorcier, nous nous jetons une espèce de sort à nous-mêmes, disant : « Je suis ainsi ; je n’y peux rien. » C’est encore un vertige, et qui fait aussi réussir les prédictions. Si l’on connaissait bien le changement continuel autour de nous, la variété et la floraison continuelle des petites causes, ce serait assez pour ne pas se faire un destin. Lisez Gil-Blas ; c’est un livre sans gravité, où l’on apprend qu’il ne faut compter ni sur la bonne fortune ni sur la mauvaise ; mais jeter du lest, et se laisser porter au vent. Nos fautes périssent avant nous ; ne les gardons point en momies.

IX

Une petite fille, voyant qu’une promenade, qui lui plaisait assez, allait lui faire manquer son bain, auquel elle tenait beaucoup, dit naïvement : « On pourrait demander à Dieu d’avancer l’heure de la marée. » J’étais en humeur de faire le prophète, et Dieu lui parla par ma bouche.

« Ma fille, lui dit Dieu, ta prière m’est plus douce que l’encens ; car on m’oublie un peu trop, et je n’ai plus guère occasion de refuser quelque chose aux hommes. Faute de mieux, je leur donnais toujours un peu de sagesse ; mais ce sont des ingrats. Toi, puisque tu m’écoutes, essaie de me comprendre.

« Il faut que j’aie l’œil à tout ; et le monde est grand ; et tout tient à tout. Avancer la marée, tu crois que cela peut se faire d’une chiquenaude ? Non ; le monde est bien emboîté ; je l’ai ajusté étant jeune, et je sais trop bien ce qui arriverait si je délivrais seulement une roue. Mes prédicateurs comparent le monde à une horloge très compliquée ; ils n’ont pas tort. Si tu touches jamais à une horloge, petite fille, tu verras les aiguilles courir comme des folles ; tu entendras sonner des