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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/221

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LES PROPOS D’ALAIN

homme nourrit en lui-même la manie des grandeurs, s’il se montre, s’il se pousse, s’il porte aux éditeurs tout ce qui tombe de sa plume, s’il traîne ses vers ou sa musique de salon en salon, j’avoue que ce grain de folie lui donne vingt ans d’avance pour le moins sur le sage disciple de Platon ou de Gœthe ; mais s’il n’a pas une parure de bon sens avec cela, si sa folie ne sait pas s’habiller en raison, et danser selon la mesure, on se moquera de lui. Suivez les plus hauts élans de Platon, de Gœthe, de Victor Hugo, suivez seulement Nietzsche quand il imite Platon, toujours vous respirerez comme un air plus pur ; l’admiration descendra en vous comme une joie, et il vous faudra enfin sourire. La musique apaise aussi, même quand elle tire des larmes. Le génie est toujours joie, santé, équilibre, vie, pour tout dire d’un mot. Le beau et le vrai, en toutes choses, ce sont des lueurs de bon sens.

CLXIV

Quand les gelées ont fait tomber les feuilles, chacun peut voir les grosses touffes du gui, désordre sensible aux yeux. Vers le même temps, la jeunesse aime à danser sous le gui ; on dit que cette plante vigoureuse et toujours verte porte bonheur aux amoureux. Aussi l’on voit des charrettes pleines de gui ; en sorte que tout se passe comme si la destruction du gui était aussi bien payée que celle des hannetons. Mais quel détour savant ! Cette plante détestable est aimée et adorée depuis les temps les plus anciens. La sagesse politique n’a pas inventé de meilleur moyen pour délivrer les arbres. Cela fait voir que la science languit, comparée aux passions.

Vous faites voir avec quelle force le gui s’attache à l’écorce ; vous cassez ces branches toujours vertes, toujours gonflées d’un suc étranger ; ces graines visqueuses, ces feuilles robustes, brillantes, bien nourries, tout cela représente enfin à l’esprit un végétal de proie, plus fort que l’hiver, ennemi des feuilles printanières et des ombrages. Mais cette poésie a quelque chose de triste ; on ne l’aime point ; on n’y croit point. Racontez au contraire que ces touffes, si vivantes et si affirmatives au cœur même de l’hiver, sont le symbole de la vie et de l’amour vainqueur, alors il ne faut point d’autres preuves ;