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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/54

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LES PROPOS D’ALAIN

comme des marmottes, je comprends qu’après quelques beaux jours, après un éveil imprudent et une éclosion d’actions et de projets, les Normands de ce temps-là devaient soudain se remettre à l’hivernage et à une vie ralentie. Expérience qui se fixa dans les mémoires et les traditions ; d’où cette idée qu’avant la délivrance de Pâques, et malgré les ruses du soleil, il était sage de se priver encore, de jeûner encore, et d’être tristes enfin par précaution afin de ne pas l’être par rhume ou bronchite. Ainsi les bonnes femmes qui font pénitence et se courbent pour prier en ce temps-ci ne font que suivre la nature.

De même, quand je les vois le jour des Rameaux, portant des branches de buis ou de sapin, je comprends qu’elles affirment pourtant leur espérance et qu’elles apportent les premières feuilles en témoignage, comme pour se prouver à elles-mêmes que ce n’est pas le vrai hiver qui recommence. C’est un mouvement bien naturel, pour celui qui découvre en quelque vallon mieux abrité les premières feuilles, de casser la branche et d’aller la montrer à d’autres, comme preuve de la prochaine résurrection. Comment aussi l’on vint par rite à ne prendre pour cela que les branches des arbres qui sont toujours verts, afin de ne pas dépouiller les autres, cela s’explique assez bien.

On voit par là clairement que les religions sont venues après les rites, et que les rites eux-mêmes n’ont jamais été autre chose que des réactions naturelles, réglées en commun d’après l’expérience. Sur quoi des poètes et des philosophes ont travaillé, inventant les dieux, pourrait-on dire, afin d’expliquer la prière. Mais il me semble que c’est toujours le culte qui a précédé le dieu, et qui fut la vraie preuve du dieu. En carême, on s’incline et on se replie ; on mime la crainte et le respect par l’effet du vent. À Pâques on aime et on adore, par l’effet du soleil et des forces ressuscitées. Quand c’est le temps d’aimer, on aime d’abord ; Roméo est paré des grâces de Juliette. Ainsi de la tristesse des hommes est née la colère de Dieu ; et la bonté de Dieu, de leurs espérances. Et de leur joie enfin délivrée, un dieu sauveur est ressuscité. Les prêtres sont comme les rois ; ils règlent les choses comme elles iraient sans eux.