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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/53

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LES PROPOS D’ALAIN

rien ajouter. Tel est, ajoutait l’étudiant, le pain intellectuel qu’on nous distribue ; j’ai l’entendement bourré de petits papiers ; me voilà vieux, à vingt ans, comme un membre de l’Académie des Inscriptions ; je sens que je vais entreprendre un dictionnaire des monosyllabes dans toutes les langues connues. Monsieur, ayez pitié de moi ; dites-moi comment je dois faire pour conserver un petit reste d’intelligence. »

Je lui répondis froidement : « C’est bien simple ; donnez du tintamarre à tous ces historiens-là. Réclamez des idées, sur l’air des lampions. Ou mieux, car ils vous feraient expulser, faites-vous comptable ou commis-voyageur. Vous connaîtrez, par vue directe, les choses et les hommes ; vous vendrez, vous achèterez, vous vous passionnerez, vous vivrez l’histoire d’aujourd’hui, au lieu d’épeler l’histoire des Pharaons. Pour le reste, vous viendrez me voir de temps en temps, et je vous prêterai de beaux livres, sans préfaces, sans biographies, sans notes, sans commentaires. Ainsi, entre ce qui est vivant et ce qui est immortel, vous vivrez une vie digne d’un homme. »

XXXIV

Nous traversons un vrai temps de Carême. Ce soleil déjà haut est une promesse ; mais ce vent aigre et ces flocons qui voltigent sont une épreuve. Tous les ans nous constatons ce retour d’hiver, aussitôt après les premières feuilles. Et, quoique le physicien l’explique fort bien par le premier effet du soleil, qui fait monter l’air chaud et appelle l’air froid, néanmoins il en est surpris et attristé comme sont les ignorants. Ce froid qui tombe soudain sur nos espérances a vraiment figure d’injustice ; nous étions recroquevillés et bien sages depuis le fond de l’hiver, et voilà qu’au premier soleil nous avons fleuri trop tôt ; nos fleurs de joie sont gelées.

C’est donc un temps convenable pour réfléchir aux amertumes de la vie, et pour comprendre le prix de la prudence et la nécessité de ne pas céder au premier plaisir. Le temps du carême est de pénitence, sans aucun décret divin, par la vertu du soleil, des vents et des vapeurs. Si j’imagine un temps où, pendant l’hiver, on vivait de peu en dormant