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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/64

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LES PROPOS D’ALAIN

avant d’arriver au sol. De là ce brouillard de neige tendu au-dessus de nos têtes. Puis, l’air qui est au-dessous se nourrissant à son tour de vapeurs, les aiguilles de glace se rapprochent de la terre. Un beau matin nous sommes dans le nuage ; il neige. Et pourquoi neige-t-il maintenant ? Justement parce que le soleil a brillé l’autre semaine. Quel ordre admirable. Monsieur, et quelle machine bien ajustée ! Tombe, juste neige ! Tombe, raisonnable neige ! » Et Panglos secouait son manteau, et riait dans les glaçons de sa barbe. Cela vaut mieux que d’injurier la neige. Car, sachez-le bien, la neige s’en moque.

XLII

Il ne faut transformer que pour conserver. Cette formule est d’un grand bureaucrate, qui n’aimait pas trop la République. Nos monarchistes frottés de science chantent de nouveau ce refrain, et ils empruntent les couplets à l’histoire naturelle. Ils nous montrent les vivants, tous nés dans la mer, à une époque où elle était plus chaude et plus salée que maintenant ; et ils expliquent la formation d’organes de plus en plus compliqués, comme poumons, cœur et le reste, par l’effort des vivants pour conserver en eux, autant que possible, les conditions primitives. Ainsi, disent-ils, le progrès, selon la nature, ne conduit point à quelque perfection idéale ; il est attaché au passé ; il a uniquement pour objet de nous faire demeurer comme nous sommes, et comme nous étions. Voilà une leçon que les peuples devraient bien comprendre.

Tout cela est très raisonnable. J’ai seulement à dire que cette vérité traîne depuis longtemps dans les livres, et que les peuples la comprennent très bien. J’accorde que le but que poursuit tout homme n’a rien de merveilleux ; il n’est pas dans les nuages ; notre main peut l’atteindre. Il s’agit de manger et de dormir, et ce ne sont pas là des biens raffinés, inventés par la civilisation ; nos ancêtres les plus lointains, si brutes qu’ils aient pu être, les cherchaient déjà et s’en contentaient, comme nous nous en contentons quand nous les avons.

Seulement, il s’est trouvé qu’il était très difficile de les avoir, parce qu’il y avait autour de nous une Nature qui n’était pas toujours favorable, d’autres animaux qui faisaient claquer leurs mâchoires, et d’autres