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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/65

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LES PROPOS D’ALAIN

hommes aussi, qui se multipliaient comme des lapins, et bien plus vite que leurs aliments. De là une guerre sauvage, chacun cherchant toujours à manger et à dormir.

Tout ce que nous appelons civilisation est né de cette guerre pour manger et dormir. On comprend très bien comment les hommes ont été amenés, pour se conserver, à s’unir entre eux et à accepter des lois, comment ils ont inventé des machines pour tuer, et aussi des vertus à deux fins, qui tuent les hommes au nom de l’humanité. Dans ces prodigieuses tempêtes, dont l’histoire ne sait presque rien, deux grands faits se dessinent, le triomphe du nombre et le triomphe de l’intelligence. Par quoi il est permis d’espérer que la force juste triomphera de la force injuste, et que toute créature humaine obtiendra, à la fin, sa part de nourriture et sa part de sommeil. Tout le reste, science, industrie, armée, hiérarchie, vertu, religion, n’est que moyen. Mais voilà notre monarchiste qui secoue la tête ; il a peur de sa propre pensée. Ne pense pas, va, tu as la tête trop petite.

XLIII

Le sociologue me dit : « On serait tenté d’expliquer toute l’organisation sociale par le besoin de manger et de se vêtir, l’Économique dominant et expliquant tout le reste ; seulement il est probable que le besoin d’organisation est antérieur au besoin de manger. On connaît des peuplades heureuses qui n’ont point besoin de vêtements et cueillent leur nourriture en étendant la main ; or, elles ont des rois, des prêtres, des institutions, des lois, une police ; j’en conclus que l’homme est citoyen par nature, et qu’il aime l’Administration pour elle-même. »

« J’en conclus, lui dis-je, autre chose, c’est que l’Économique n’est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir. Si fort et si audacieux qu’il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin-là. Il organisa le sommeil et la veille ; les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle