Aller au contenu

Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d’être économique. Ces sauvages, dont vous parlez, avaient à se défendre contre leurs voisins, contre les fauves, contre les serpents. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes ; mais, le soir, ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois. Ainsi, puisque vous vous plaisez à défaire le tissu social afin de comprendre comment il est fait, n’oubliez pas que la relation militaire est le soutien de toutes les autres, et comme le canevas qui porte la tapisserie.

« Bon, dit-il. Nous rangerons donc les besoins dans l’ordre suivant : le besoin d’être gardé ou de dormir en paix, puis le besoin de manger, puis le besoin de posséder, qui n’est que le besoin de manger en imagination avant de sentir la faim. « 

« Je ne sais, lui répondis-je, si vous tirez de la peur toutes les vertus sociales qu’elle enferme. Le sommeil est père des veilleurs de nuit et des armées. Il est père des songes aussi ; de là une autre peur, la peur des morts et des fantômes, d’où les religions sont sorties. Le soldat écartait les fauves, et le prêtre écartait les revenants. Une caserne et un temple, tels furent les noyaux de la cité primitive. C’est beaucoup plus tard que la machine et l’usine achevèrent l’œuvre. »

« Et le besoin de procréer, où le mettrons-nous ? »

« Je le rangerais, lui dis-je, à côté de l’Économique, parmi les besoins antisociaux ; car tous deux arment l’homme contre l’homme. Mais le sommeil est un roi encore plus puissant. On loue le soleil, mais on craint la nuit. Voilà pourquoi la troupe des bergers et la clochette des troupeaux parlent si vivement à notre cœur, quand le jour s’en va. Ô nuit, reine des villes ! »

XLIV

Il est assez ordinaire que l’on attribue, pour une bonne part, à l’hérédité les progrès de la civilisation. Les mots circulent par la