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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/68

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LES PROPOS D’ALAIN

les théâtres, où ceux qui fuient agissent souvent comme des brutes, pendant que leurs semblables qui accourent de toutes parts agissent comme des héros. Les passions enfin et les guerres. Que dire alors du nouveau-né ? C’est pourquoi je ne comprends pas cette fiction de l’humanité qui prendrait de l’âge et gagnerait en raison et en sagesse de siècle en siècle. Je croirais plutôt que chaque homme vient au monde à peu près nu d’esprit et de cœur, comme il est de corps. L’institution fait tout ou presque tout. C’est par les sciences et les arts, fondés sur les monuments et les écrits, que le progrès se conserve. Défions-nous des mouvements de l’instinct.

XLV

Quand on creuse dans la terre, on découvre des couches bien différentes par la composition, la structure et l’âge ; la plus ancienne porte communément les autres ; mais souvent aussi elles sont bousculées, renversées, mélangées, triturées. Les sentiments humains sont ainsi par couches, l’un portant l’autre, mais non sans éruptions et bouleversements. Je distinguerais trois âges.

Il y a l’enfance, qui est l’âge de l’amour. Les relations y sont de parenté, sans distinction du moi et du toi, ni du mien ni du tien. Les tribus les plus primitives que l’on connaît vivent sur des idées de ce genre-là, assez obscures pour nous ; les hommes sont groupés par familles, mais dans chaque famille il y a un peu de tout, hommes, animaux, pluie, vent ; et les uns disent qu’ils sont des perroquets, d’autres qu’ils sont des bisons, d’autres qu’ils sont nuages et pluie ; et très sérieusement, comme leurs cérémonies et leur magie le prouvent. Et ce n’est que la relation de parenté la plus étroite, celle des parents aux enfants, qui est ainsi généralisée ; l’enfant est d’abord sa mère, à parler exactement. Ces primitifs sentent vivement cela ; un fils est son père ; il n’y a point de morts ; les morts sont les vivants comme le fils est son père. Quand le fils est malade, on soigne aussi bien le père. Le moi ne se distingue point ; et c’est l’âge du communisme. Il est bon de remarquer, car on n’y pense point, que toute famille vit encore aujourd’hui en communisme. Et c’est l’âge de Dieu le père.

Il y a la jeunesse, qui est l’âge de la crainte et de la fureur, d’un