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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/69

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LES PROPOS D’ALAIN

mot, l’âge de la guerre. Ce qui occupe ici principalement les esprits, c’est la relation de défense commune, soit contre les choses et les bêtes, soit contre les hommes. Et c’est l’âge de l’obéissance, de l’admiration, de l’ambition. Il y a alors des héros qui se reconnaissent à leur force, et aux acclamations, et qui déjà possèdent. Hercule est maître de sa massue, par la raison qu’aucun autre ne peut s’en servir ; ainsi pour toute arme et pour tout outil. Mais cette propriété est fondée seulement sur les services que l’on peut rendre ; chacun possède selon ce qu’il peut et sait faire. C’est l’âge du collectivisme ; et toute armée en guerre vit selon le collectivisme. Dieu est alors le Maître.

Il y a la maturité, qui est l’âge de la paix. La relation qui domine ici c’est l’échange, ou le commerce. Il y a accumulation de biens, dissimulation dans le marchandage, double ruse, ruse du vendeur et ruse de l’acheteur ; probité avec cela, car les contrats sont respectés ; c’est l’âge de la justice et de la propriété individuelle. L’égalité est dans le droit, en même temps que l’inégalité se montre dans les profits. La force est méprisée, parce qu’elle trouble les prix et les marchés ; la force entoure le juge, qui maintient les contrats. Chacun dit « moi » et compte en secret son argent. L’intelligence règne, et l’avocat gouverne. L’escompte veut un calendrier, et paie les astronomes. Le Positif a ses balances, et se moque des fétiches. Le militaire est gendarme ; la dot paie l’amoureux. Le paradis est mis en actions. Dieu est Juge. Il a ses avocats et ses huissiers à verge, qui sont curés et bedeaux.

XLVI

Il y a deux espèces de moissonneurs. Il y a celui qui moissonne sur les champs ; il travaille selon la nature de la chose, et non selon ses désirs, car la chose est sourde et sans cœur ; mais, en revanche, elle réagit toujours de la même manière aux mêmes circonstances, et l’avantage est à celui qui essuie le mieux ses yeux, et qui règle le moins ses actes sur ses passions. Toute sagesse et tout progrès sont venus de cette entreprise sur les choses ; là s’est forgée la vraie volonté et le vrai courage, devant l’adversaire imperturbable.

L’autre moisson se fait sur les hommes ; elle consiste à détourner