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Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/79

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LES PROPOS D’ALAIN

à maintenir les salaires au taux le plus bas. Non seulement, ici il ne répare pas les maux dont il est cause, mais encore il les aggrave de toute sa volonté. Est-ce le même homme ? C’est le même. Est-il hypocrite ? Nullement. Il est naturel, il est sensible, il a bon cœur. Comptez là-dessus si vous l’osez. Autant vaudrait faire dépendre la Justice de la pluie et du beau temps.

LIII

« Comme on vit mal, dit l’un, avec ceux que l’on connaît trop. On gémit sur soi-même sans retenue, et l’on grossit par là de petites misères ; eux de même. On se plaint aisément de leurs actes, de leurs paroles, de leurs sentiments ; on laisse éclater les passions ; on se permet des colères pour de faibles motifs ; on est trop sûr de l’attention, de l’affection, et du pardon ; on s’est trop bien fait connaître pour se montrer en beau. Cette franchise de tous les instants n’est pas véridique ; elle grossit tout ; de là une aigreur de ton et une vivacité de gestes qui étonnent dans les familles les plus unies. La politesse et les cérémonies sont plus utiles qu’on ne croit. »

« Comme on vit mal, dit l’autre, avec ceux qu’on ne connaît pas du tout. Il y a des mineurs sous la terre, qui piochent pour un rentier. Il y a des confectionneuses en chambre qui s’épuisent pour les coquettes acheteuses d’un grand magasin. Il y a des malheureux, en ce moment, qui ajustent et collent des jouets par centaines, et à vil prix, pour le plaisir des enfants riches. Ni les enfants riches, ni les élégantes, ni les rentiers ne pensent à tout cela ; or tous ont pitié d’un chien perdu, ou d’un cheval fourbu ; ils sont polis et bons avec leurs domestiques, et ne supportent pas de leur voir les yeux rouges ou l’air boudeur. On paie très bien un pourboire, et sans hypocrisie, parce qu’on voit la joie du garçon de café, du commissionnaire, du cocher. Le même homme, qui paie très bien un porteur de malles, affirme que les cheminots peuvent vivre sans se priver avec ce que la Compagnie leur donne. Chacun, à toute minute, tue le mandarin ; et la société est une merveilleuse machine qui permet aux bonnes gens d’être cruels sans le savoir. »

« Comme on vit bien, dit un troisième, avec ceux qu’on ne connaît