Aller au contenu

Page:Alain - Propos, tome 2, 1920.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

clérical qui se fait franc-maçon pour avancer. En bref, la vertu aveugle est plus précieuse au monde que la science sans vertu.

Mais il faut de l’ordre, et que l’on nous protège pourtant contre les fanatiques. Et c’est pourquoi il a bien fallu exiler Déroulède, après qu’il eut commencé à marcher sur l’Elysée. Du moins, attendons les actes, et laissons vivre les opinions. Car le régime Républicain veut être librement préféré. Si la liberté des opinions devait le détruire, nous n’aurions alors, sous le nom de République, qu’une Tyrannie déguisée ? Laissons donc parler, et comptons sur le bon sens.

LXII

Un Radical m’écrit : « Je suis aussi attaché que qui que ce soit à la liberté de parler et d’écrire ; mais il y a un cas, c’est peut-être le seul, où cette liberté est incompatible avec l’obéissance due aux lois ; tel est le cas d’Hervé et de ses amis dont vous parliez l’autre jour. Quand ils organisent en paroles la désertion devant l’ennemi, il ne faut point dire qu’ils parlent ; en réalité ils agissent déjà contre la loi. On peut même dire qu’un acte de désertion isolé et sans paroles irait moins contre la loi que tous ces discours sophistiques. On suppose naturellement qu’un déserteur a cédé à quelque passion voisine de la peur, ce qui le rendrait plutôt méprisable. Mais eux, ils donnent un air de raison et de courage au plus abominable des crimes. Donc il faudrait punir l’apologie de la désertion tout autant que la désertion elle-même. Et j’en reviens à ce que je disais, qu’il ne faut point discuter avec ces gens-là. »

La question est difficile. Parmi les discours, ceux d’Hervé et de ses amis me paraissent aussi rapprochés qu’il est possible de l’action. Mais c’est justement une raison pour ne point franchir étourdiment le pas. Je veux, mon cher Radical, vous conter une chose que j’ai vue. Imaginez, dans un faubourg Parisien empesté de fumées, une petite salle assez pauvre et de vrais ouvriers discutant là-dedans ; mettez ici et là un étudiant, un professeur, un rêveur, vêtus à la bourgeoise, mais d’esprit assez libre. Dans cette petite salle, on disait en toute simplicité des paroles que vous n’auriez pas supportées, car on insultait la Patrie et l’Armée, et froidement, par doctrine ; ceux qui