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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/174

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de l’action

et du peuple des désirs. Oui le servir, mais non vouloir ou attendre qu’il nous serve. Aussi dans le fatras des livres sacrés, j’ai trouvé fortes et touchantes ces images de Dieu faible et nu et démuni, comme s’il ne donnait que ce qu’il reçoit ; de Dieu flagellé et crucifié ; de Dieu qui demande et attend, sans forcer jamais ; de Dieu pourtant qu’on n’implore jamais en vain, comme si toute la vertu de Dieu était dans la prière ; de Dieu consolateur, non vengeur. Mais la théologie gâte tout, par jeux d’imagination et de logique. Le mouvement des persécuteurs est plus juste, quoique aveugle, car ils vengent Dieu.

Ce monde qui m’entoure ne m’est pas étranger ni contraire. En vrai fils de la terre, j’aime le spectacle des choses, la suite des heures et des saisons. Non par fantaisie ; il est à remarquer que le fantastique, comme lutins et génies voltigeants, fait plutôt aimer la maison et les hommes. L’amour de la nature ne vient que de cette paix et de cet ordre que la perception droite y découvre. Qu’on puisse se fier aux choses et ne craindre aucun miracle, cela fait aimer la solitude. Il y a une sagesse enfin dans les plus terribles choses ; qui ne promet pas beaucoup, mais aussi qui ne trompe point. Quoi qu’il arrive, il sera toujours selon l’ordre et la mesure. Et cette sécurité d’esprit double le plaisir de nos sens, quand la nature nous est favorable et bonne. Les bienfaits d’un homme laissent plus à craindre, et je sais pourquoi Jean-Jacques fuyait les villes.

L’amitié est pourtant au-dessus. L’amitié, non la société. La société est comme une amitié forcée ; l’amitié est une société libre, où la contradiction elle-même plaît, par la pensée commune qu’elle fait encore ressortir. S’il n’y a qu’un monde et qu’une vérité, il faut bien qu’il n’y ait qu’un esprit. Certes cela n’est jamais compris tout à fait ; mais le spectacle des choses, surtout inhumaines et hors de nos prises, est souvent l’occasion de le sentir avec force. Sans pouvoir former aucune idée de cette parenté entre tous les esprits et toutes les choses, nous voulons croire que nos meilleures volontés trouveront le chemin dans les choses et même parmi les hommes. Ainsi renaît l’espérance, mais toujours la