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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/177

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DU GÉNIE

et de la détourner du modèle ? Quant à la prose je ne sais qu’en dire ; car je ne crois pourtant pas que ce qui n’est pas vers soit prose, mais la prose est le dernier né des arts, et sans doute le plus caché. Toujours est-il que dans l’art du dessin, où l’on suit pourtant le modèle, il y a un mouvement qui continue ou termine le dessin d’après le dessin même ; et de là vient que la plus rare beauté dans un dessin n’est pas la ressemblance. Pour l’architecture, je dis la plus belle, et en même temps la plus naturelle, il se peut bien que, même dans l’exécution, il y ait plus d’un égard à ce qui est fait déjà, et qu’ainsi le commencement soit beau surtout par ce qui le continue. Contre quoi n’irait pas la manière d’écrire de Molière et surtout de Shakespeare ; car le beau n’y est pas dans le sujet, ni dans ce qui est ordonné d’avance, mais plutôt dans ce qu’on appelle les hasards du ciseau, disons dans le libre jugement, en même temps action, et qui continue comme il faut. Cette grâce est visible dans les ornements et dans les beaux meubles, dont les parures ressemblent à la musique, en ce qu’elles montrent la nécessité et la liberté ensemble. D’après cela, ce qui serait le plus éloigné du génie, ce serait la mesure et la définition de soi ; il y a toujours de la prétention dans les œuvres du caractère. Car chacun est tout neuf, s’il ose ; mais c’est la simplicité qui ose ; et ainsi le jugement nu se trouve en face de l’objet nu ; l’objet alors emplit la conscience ; et le sujet ne s’y cherche plus. Il fallait le prévoir, par une exacte analyse, au lieu de chercher dans le génie quelque chose toujours de l’inspiration des sibylles, un mécanisme enfin, encore un objet. Et il ne se peut pas que l’on pense à l’objet comme il faut et en même temps à soi. L’esclave de plume se connaît trop par l’œuvre qu’il veut faire ; mais l’artiste ne se connaît que par l’œuvre faite ; heureux s’il ne se définit point par là.