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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/233

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DE LA SINCÉRITÉ

périence des effets. Et l’on dit souvent que cette bienveillance est mensonge ; en quoi on ne se trompe pas tout à fait. Car il y a une dissimulation qui fortifie les pensées malveillantes ; et il y a une éloquence intérieure par laquelle on se venge souvent des plats discours et des flatteries de convention. Cet état est le plus violent dans les passions ; car il s’ajoute à la tristesse et à la colère la peur de parler ou de se trahir ; c’est une vie étranglée qui marque sur les passions ; ce trouble s’ajoute à la timidité et souvent l’explique toute, et la conversation est vide et ennuyeuse avec ces gens-là ; leur travail est de ne rien dire en parlant beaucoup. Il n’y a donc de vertu dans la politesse qu’autant qu’on y cède, et que l’on laisse aller et se dissoudre tous ces jugements que la politesse force à cacher. En sorte que la politesse est mensonge dans ceux qui ont des passions et qui s’y attachent, mais sincérité dans ceux qui consentent à n’avoir que de l’humeur ou qui sérieusement s’y efforcent. Il y a enfin deux manières de ne point mentir ; l’une qui est de dire tout ce qui vient, et qui ne vaut rien ; l’autre qui est de ne pas trop croire aux improvisations de l’humeur. Prise ainsi, la conversation polie est bonne. Alceste s’appliquait mal à être sincère. Il ne faut qu’un effort de bienveillance et de sagesse pour que la sincérité soit facile.

Pour les pensées proprement dites, mieux étudiées, et bien assurées par la lecture, la confrontation, l’exploration par tous chemins, et enfin par toutes les épreuves, il ne faut pas non plus que le besoin de les dire soit pris pour un devoir. Mais c’est un plaisir assez vif pour que les confidences des auteurs ne nous manquent jamais. Si l’on y cède, que ce soit toujours par écrit, car la mémoire déforme trop ; que ce soit toujours assez serré pour qu’on ne puisse le lire en courant ; et que toutes les nuances y soient, et tous les doutes, et les harmonies qui offrent plus d’un sens, comme l’honnête langue classique le permet à ceux qui l’aiment, en récompense.