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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/234

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DES VERTUS

CHAPITRE IV

DE LA JUSTICE


On dit « un esprit juste », et cette expression embrasse beaucoup plus que les égards qu’on doit aux autres. Le mot droit présente la même admirable ambiguïté. Utile avertissement au premier regard sur ce vaste objet ; car ce qui est droit, c’est déjà une idée. Mais l’esprit juste est encore quelque chose de plus que l’esprit qui forme une idée et qui s’y tient ferme, ne voulant point que sa définition soit courbée par aucun essai d’expérience. L’esprit juste, il me semble, est celui qui ne met point trop d’importance aux petites choses ni aux petits malheurs, ni aux flatteries, ni au tumulte humain, ni à la plainte, ni même au mépris, ce que l’esprit droit ne sait pas toujours faire. C’est pourquoi Platon, homme divin, voulut considérer dans la Justice l’harmonie intérieure seulement, et le bon gouvernement de soi, ce qui fait que sa République est un traité de l’âme juste principalement et de la société juste par épisode. À cet exemple, je me garderai de considérer jamais la justice comme quelque chose d’existant qu’il faut accepter ; car la justice est une chose qu’il faut faire et refaire, sans aucun secours étranger, par soi seul, et aussi bien à l’égard d’un homme qu’on ne connaît point, qu’on n’a jamais vu.

La force semble être l’injustice même ; mais on parlerait mieux en disant que la force est étrangère à la justice ; car on ne dit pas qu’un loup est injuste. Mais le loup raisonneur de la fable est injuste, car il veut être approuvé ; ici se montre l’injustice, qui serait donc une prétention d’esprit. Le loup voudrait que le mouton n’ait rien à répondre, ou tout au moins qu’un arbitre permette ; et l’arbitre, c’est le loup lui--