Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/236

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
230
DES VERTUS

exige que j’instruise mon acheteur de tout ce que je sais de la chose que je lui vends ; mais, pareillement, il doit m’instruire de ce qu’il sait sur les pièces de monnaie qu’il me donne en échange. J’ai connu des hommes qui jugeaient assez innocent de passer une pièce suspecte qu’eux-mêmes avaient reçue sans y faire attention ; mais ce n’est pas juste, tant qu’on n’est pas assuré de la libre approbation de celui à qui on la donne. Et la règle est celle-ci, que l’autre contractant n’ait jamais occasion de dire : «Si j’avais su». Ou bien contentez-vous d’être riche ; n’essayez pas d’être juste encore avec. Car il n’y a point de subtilité ici ; tout est clair, du moment que l’approbation de l’autre vous manque, et surtout quand vous reconnaissez vous-même qu’il ne se trompe point. Erreur n’est pas compte. Et il importe peu que vous-même ayez ignoré la chose à ce moment-là, je dis ignoré de bonne foi, c’est-à-dire sans moyen de vous en instruire. J’ai acheté une vieille gravure avec son cadre ; je n’ai point acheté ces billets de banque que j’y trouve cachés ; il n’est pas toujours facile de savoir à qui ils sont, mais il est parfaitement clair qu’ils ne sont pas à moi. On voit ici à plein, il me semble, sur quoi l’esprit porte son regard jugeur ; c’est sur l’idée même de la chose, idée commune aux deux ; une vente ne peut pas être en même temps seulement d’une chose, et encore d’une autre. L’arbitre ne s’y trompe jamais.

Il est vrai qu’il y a des cas aussi où l’autre approuve sans bien savoir ; aussi des cas où il consent par un autre désir, ou par un pressant besoin, comme un prodigue qui vend à vil prix ou bien qui cesse d’aimer dès qu’il possède. De là d’autres bénéfices que beaucoup gardent sans scrupules. Mais comme l’approbation de l’autre n’est alors ni libre, ni durable, et que vous-même le jugez fou d’avoir consenti, je dis encore une fois : contentez-vous d’être riches et renoncez à être justes. Ici c’est votre propre jugement qui vous condamne. D’où la règle d’or, assez connue : « Dans tout contrat et dans tout échange, mets-toi à la place de l’autre, mais avec tout ce que tu sais, et, te supposant aussi libre des nécessités qu’un homme peut l’être, vois si, à sa place, tu approuverais cet