Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/235

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
229
DE LA JUSTICE

même. Ici les mots nous avertissent assez ; il est clair que la justice relève du jugement, et que le succès n’y fait rien. Plaider, c’est argumenter. Rendre justice, c’est juger. Peser des raisons, non des forces. La première justice est donc une investigation d’esprit et un examen des raisons. Le parti pris est par lui-même injustice ; et même celui qui se trouve favorisé, et qui de plus croit avoir raison, ne croira jamais qu’on lui a rendu bonne justice à lui tant qu’on n’a pas fait justice à l’autre, en examinant aussi ses raisons de bonne foi ; de bonne foi, j’entends en leur cherchant toute la force possible, ce que l’institution des avocats réalise passablement. On trouve des plaideurs qui sont assez contents lorsque leur avocat a bien dit tout ce qu’il y avait à dire. Et beaucoup ne voudraient point gagner si leur tort était mis en lumière en même temps. Aussi veulent-ils que l’adversaire ait toute permission d’argumenter ; sans quoi le possesseur non troublé garderait toujours une espèce d’inquiétude. Et la fureur de posséder est une fureur d’esprit, qui craint plus une objection qu’un voleur. L’injustice est humaine comme la justice, et grande comme la justice, en un sens.

D’après cela, la persécution serait l’injustice même ; entendez non pas toute violence, mais la violence qui a pour fin d’empêcher la revendication. Et le triomphe de l’injuste c’est bien d’être approuvé et loué. C’est pourquoi la révolte est d’abord dans la parole, et ne passe aux actions que pour sauver la parole. On ne sait pas quelle condition on ne ferait accepter aux hommes, s’ils gardaient le droit de remontrance ; mais aussi il y a une faute plus sévèrement réprimée que toutes les autres, c’est d’avoir raison contre le tyran. Retenons que la justice suppose certainement un état de nos relations avec nos semblables qui ait leur libre et franche approbation, et la nôtre.

Cette idée si simple trouve déjà son application dans les échanges et dans tous les contrats. D’abord il n’y faut rien d’ambigu, sans quoi ils pourraient approuver tous deux, sans approuver la même chose. Il n’y faut non plus aucun mensonge ni tromperie ; ainsi la pleine justice