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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/275

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DU THÉÂTRE

qu’il est toujours aisé de se taire et que la scène attire le principal de l’attention avouée.

Il est très vrai qu’il y a des émotions fortes au théâtre, surtout par la contagion ; et cela peut aller jusqu’au délire, comme les acclamations, les sifflets, et les luttes de cabale le font voir ; et j’aperçois ici l’ivresse du fanatisme, toujours à craindre dans les réunions. Aussi le théâtre, surtout sans musique, a-t-il besoin d’une poétique sévèrement réglée, afin que chacun renvoie à son vis-à-vis des émotions purifiées. Il y a des maniaques du théâtre, qui sont presque toujours irritables et timides dans le particulier. Aussi ne vont-ils pas au théâtre pour réveiller leurs émotions et les entretenir, mais plutôt pour les tempérer. On dit facilement que chacun trouve du plaisir à être ému, même de tristesse ; et les mots permettent tout ; mais c’est la délivrance qui plaît. Il faut seulement bien comprendre que l’angoisse est le pire des maux, et que ceux qui manquent de sagesse portent avec eux l’angoisse sans y faire attention, même lorsqu’ils sont hors du paroxysme, se trouvant assez mal partout, et craignant par-dessus tout l’émotion vive, qu’ils ramènent aussitôt à leurs passions. Cette maladie-là n’est pas l’ennui. Toujours est-il que le théâtre apporte à ces malheureux une émotion qui change leur état et qui, guérie aussitôt, leur donne une liberté d’un instant, que la suite des scènes vient rajeunir. Là est la différence entre le théâtre et la lecture ; car on peut s’arrêter dans la lecture, au lieu que la pièce va son train. Il faut seulement que chaque situation en annonce une autre, de façon que l’attention ne se détourne pas un moment ; mais c’est comme une musique plus claire ; l’intérêt n’est que pour conduire d’émotion en émotion, et de délivrance en délivrance ; aussi les artifices du métier l’emportent de loin sur le naturel des situations ; et le dénouement final n’importe guère ; ce n’est qu’une manière d’éteindre les chandelles. Le vrai dénouement est au bout de tous les vers.

Comme on peut pleurer trop au théâtre, si l’on n’y est point fait, ainsi peut-on y rire trop. Car le rire se gagne par la seule imitation, et même