Aller au contenu

Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
DE LA CONNAISSANCE PAR LES SENS

est pensé, et non pas senti. Si vous méditez de nouveau sur l’exemple du cube, qui est parmi les plus simples, vous comprendrez bien le paradoxe que Démocrite tentait vainement de repousser.

Honnêtement, il faut décrire le monde comme on le voit ; et ce n’est pas simple, car on ne le voit pas comme on le sent ; et chacun sait bien qu’il n’est pas non plus comme on le voit. Changez de place, faites le tour de cet homme, son image sera toujours une tache sombre, et la terre sera toujours une couleur plus claire qui le circonscrit. Mais vous savez bien qu’il est autre chose, qu’il s’agit de déterminer d’après ces signes-là et d’autres. Et ceux qui voudraient dire que c’est le toucher qui est juge ne gagnent rien ; car ils ne diront pas que cet homme est cette impression sur ma main, et puis cette autre, et puis cette autre. Nous savons au contraire qu’il n’a pas tant changé par un simple mouvement de ma main ; et en somme il faut bien que nous réunissions ces apparences en système, jusqu’à dire que ces mille aspects nous font connaître le même homme. C’est tout à fait de la même manière que je décide, quand je danse au clair de lune, que ce n’est pas la lune qui danse. Un petit pâtre sait cela, et déjà par science.

Les anciens astronomes pensaient que l’Étoile du matin et l’Étoile du soir étaient deux astres différents. C’est que Vénus, planète plus rapprochée du soleil que nous, ne fait pas son tour du ciel comme les autres. Ainsi, faute de connaître les rapports convenables, ils n’arrivaient point à relier ensemble ces deux systèmes d’apparences, comme nous faisons aujourd’hui. Il est utile à ce sujet de comparer les différents systèmes astronomiques ; on y voit par quelle méthode on retrouve un seul objet sous l’apparence de plusieurs, par l’invention d’un mouvement convenable des objets mêmes et aussi de l’observateur. Mais ce n’est pas par d’autres méthodes que j’arrive à savoir si c’est mon train qui se met en marche, ou l’autre. Et il m’arrive de penser : « Voici l’hirondelle qui est revenue », quand je n’ai vu pourtant qu’une ombre sur le ciel près de la grange souterraine où je sais qu’elle a son nid tous