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Page:Alain - Quatre-vingt-un chapitres sur l'esprit et les passions, 1921.djvu/97

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des causes

et des deux masses ; ainsi la terre pèse sur ma main aussi bien que la pierre ; et cette force de pesanteur n’est pas plus cachée dans la terre que dans la pierre, mais est entre deux, et commune aux deux ; c’est un rapport pensé, ou une forme, comme nous disons. Mais qui ne voit que l’imagination nous fait ici inventer quelque effort dans la pierre, qui lutte contre notre effort, et se trouve seulement moins capricieux que le nôtre ? Cette idolâtrie est bien forte ; l’imagination ne s’y arrachera jamais ; le tout est de n’en être pas dupe, et de n’en point juger par cette main crispée.

Mais on voit aussi que c’est par le même mouvement de passion que nous voulons prêter une pensée au chien qui attend sa soupe ou à l’homme ivre ou bien fou de colère qui produit des sons injurieux. Il en faut donc revenir à la forte pensée de Descartes, autant qu’on peut, et prononcer que cet esprit, qui se représente les choses par distances, forces et autres rapports, ne peut jamais être caché dans l’une d’elles, non pas même dans notre propre corps, puisqu’il le joint à d’autres et le connaît parmi les autres. Et tenant ferme là-dessus, nous ne voudrons pas non plus supposer des âmes intérieures aux choses et prisonnières ; car toute âme saisit le monde, plus ou moins clairement, plus ou moins éveillée, mais toujours tout indivisiblement. La connaissance que je puis avoir des étoiles n’a pas ajouté une partie à ma perception d’enfant, elle l’a seulement éclaircie ; elle l’a grandie, si l’on peut dire, du dedans, sans y rien ajouter. Il faut donc dire que toute conscience ou pensée est un univers, en qui sont toutes choses, et qui ne peut être dans aucune chose. Ainsi, bien loin de supposer une intention de volonté dans la pierre qui pèse, je ne dois même pas en supposer en cet animal qui se ramasse pour bondir ; car s’il pense, c’est tout l’univers qu’il pense et lui dedans ; ce que Leibniz sut bien dire par ses Monades, mais sans se délivrer tout à fait de cette idée que les Monades sont des parties ou composants. Descartes, moins soucieux de l’opinion, avait vu plus loin. Ainsi, voulant traiter de la cause dans l’objet, ou mieux de la cause comme objet, rejetons l’objet