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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/107

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DU CONTEMPLATIF

sans aucune parole qui évoque les passions. C’est l’accord du rythme avec cet objet sans vêtement humain qui fait que la chose nous est comme présente un court moment. On remarquera la force et la solidité de ces images instantanées ; c’est bien ainsi que l’imagination nous les offre par éclairs, par exemple un promontoire, un orage, de grands arbres ; mais dans la rêverie paresseuse ces choses n’ont point de corps ; l’attention, dès qu’elle s’y porte, les fait évanouir, comme, dans la légende, Orphée est condamné à ne jamais revoir Eurydice, parce qu’il l’a regardée. Ce vieux mythe exprime bien la loi du rythme, qui ramène ainsi et entraîne de belles images du fond des abîmes, mais toujours derrière lui, et sans s’arrêter jamais. Ainsi le mouvement poétique est comme une ruse du conteur, qui détourne de soumettre à l’épreuve de l’attention ses images sans corps. Quand le langage mesuré nous porte aussitôt d’une image à l’autre, l’attention n’y donne qu’un regard ; et ce n’est que par souvenir et regret heureux qu’on les tient ; c’est ce qui fait dire qu’un grand poète évoque les choses. À dire vrai, il modère plutôt cette puissance diabolique, surtout bavarde, qui déforme déjà les choses réelles, voyant des animaux dans les nuages, et toujours dans la chose autre chose que l’on n’attend point, et qui déforme encore bien plus les images fugitives, comme la conversation oisive le fait voir assez. C’est pourquoi le poème nous assure d’une conversation suivie avec nous-mêmes. Il faut bien considérer ici ce qui a été expliqué déjà, c’est que l’imagination est naturellement très pauvre et absolument déréglée, les mots suivant les mots et les images trébuchant, en sorte qu’on peut dire qu’il faut apprendre à rêver. L’ennui vient sans doute souvent de ce que l’on est impuissant à conduire sa pensée dès que les calculs du métier ne la portent plus. Le délire que l’on remarque dans les opinions improvisées montre à plein la stérilité de l’imagination sans règles ; et je comprends que l’on préfère le jeu de cartes.