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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/187

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DE LA FORCE COMIQUE

plaisir vif de rire de ce qu’on aurait pu être, de ce qu’on fut en pensée un petit moment. Car je ne crois point du tout qu’il faille être avare pour rêver de faire bonne chère avec peu d’argent ; et le Sans Dot est une de ces raisons qu’on ne dit jamais et qui se cachent sous les autres belles ; seulement ici notre naïveté a pris corps et se développe en caractère. Tout l’art du véritable comique est de préparer ces saillies énormes et sans aucune vraisemblance au moyen d’une fable acceptable ; mais ici il n’invente point, ce n’est pas son travail. Tandis que les auteurs faibles veulent être ingénieux, et intéresser par les événements, l’intrigue et la peinture des caractères, le comique suit ici les traditions et les auteurs ; il faut même dire que la peinture des caractères n’est pas plus sa fin que l’intrigue ou le dénouement. Tout cela n’est que moyen et machine, comme le décor et les coulisses ; dès que l’auditeur sait de quoi on parle, il est prêt pour le rire. Mais il est vrai aussi que le grand comique peut rechercher l’approbation des critiques, qui communément comprennent très mal la vraie comédie et se reprochent d’y rire si bien. Alors le vrai comique invente une intrigue et des caractères et souvent mieux qu’un autre ; mais il n’est pas à l’aise alors, il ne développe pas toute sa grandeur. Molière est plus libre dans la vieille fable de don Juan que dans celle du Misanthrope qu’il invente et conduit seul. Le danger du naturel et de la vraisemblance, dans le théâtre comique, c’est que l’on s’y enferme et qu’on n’en sait plus sortir. Et l’on vient à faire dire aux personnages ce que l’on dit d’ordinaire, au lieu de leur faire dire justement ce que personne ne dit jamais ; ce que pourtant l’auditeur accepte aussi bien que ces maisons auxquelles il manque un mur et dans lesquelles il voit sans être vu, comme un Dieu.