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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/193

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LES LEÇONS DE LA COMÉDIE

avec une sorte d’ivresse rieuse encore, comme si le sentiment était objet de parodie, le plaisir restant roi. Certes ce spectacle ne ressemble en rien à la vie ordinaire, où chacun dissimule si bien que l’avare y fait l’aumône et que l’amour y compte les héritages. Et c’est par une image de cette apparence, mais adoucie encore, que la comédie moyenne sait plaire un petit moment. La grande comédie ne ménage rien ; elle est cynique, féroce, sans respect, sans pitié ; mais, chose remarquable, le sage n’en est point blessé du tout ; au contraire il est délivré, allégé, heureux, comme tous. La morale commune est en déroute certainement, mais la vraie éthique éclaire la scène ; l’innocence éclate dans ces passions sans hypocrisie ; car, dans ce jeu d’où la raison s’est retirée, personne n’est choqué de voir la friponnerie répondre à l’avarice, et Figaro à Bartolo. L’amour même se trouve allégé, par ce voisinage, de cette passion triste qu’il traîne toujours ; cette importance sans raison ne le touche point ; aussi il y retrouve sa grâce de nature et son insouciance héroïque. Pour mieux dire il n’y a point de péché dans la comédie, parce que le péché est entre deux, mélange de nature et de raison. La jeunesse et la pureté ornent ces amours sans mémoire et sans prévoyance. J’aime ces discours d’amoureux comme on en voit dans Shakespeare « la folle Jessica jure à son amant, qui n’en croit pas un mot, qu’elle l’aimera toujours, par une belle nuit au clair de la lune » ; dans ces discours légers il semble que le poète se moque de l’amour aussi.

C’est une vertu rare et charmante que de ne point trop dire si l’on aime et si l’on est bon. J’y vois la dernière précaution contre ces mensonges à l’usage des cœurs secs, et qui, même pour les plus sincères, disent encore trop. L’amour vrai a ses trésors ; il n’en fait point le compte ; il promet moins qu’il ne tiendra ; ses escalades de nuit prouvent mieux que les serments ; aussi bien est-il bon que les amoureux se sachent gardiens d’un bonheur fragile et ne se croient point dispensés par contrat d’être aimables. C’est un