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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/370

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SYSTÈME DES BEAUX-ARTS

pas les pensées des sentiments, car la divagation gâte aussitôt toute méditation de ce genre, comme on peut voir chez les mystiques, mais des pensées véritables, des pensées d’objets. De cette manière encore, l’ordre extérieur règle les sentiments et les fortifie ; dans la vie réelle déjà, où il est clair, par exemple, que l’amour se multiplie par l’échange des pensées sur toutes choses, mais surtout dans le roman, où il faut que les idées nous prennent d’abord. Car on ne peut sentir avec le personnage que si l’on pense d’abord avec lui, pour cette raison que les sentiments d’un homme ne lui sont connus que dans ses pensées. Cela ne veut point dire, comme on feint parfois de l’entendre dans les discussions, que le sentiment se réduise à de froides et abstraites notions ; mais c’est pourtant par le jugement que l’amour s’éclaire ; ou bien il n’est que mouvement et penchant, comme on dit si bien, et il se développe en lieux communs. Par les pensées donc, je me substitue au personnage, et de là je découvre cette perspective d’objets, d’actions et de sentiments qui fait sa vie intérieure et cachée. Là se trouve encore une différence entre le roman et l’histoire ; c’est que, lorsque je lis l’histoire, je suis spectateur, non acteur ; ainsi les personnages sont tous au rang d’objets, et leurs idées sont abstraites, j’entends bien distinctes de celles que je forme en lisant. C’est pourquoi les discours remplacent les idées dans l’histoire, et souvent dans le roman aussi, quand il raconte sans penser. Et, au rebours, l’histoire devient roman dès que l’auteur décrit comme décrirait le personnage, ce qui le conduit à penser et à sentir avec lui, à être lui autant que cela se peut. Et il y a bien de la différence entre les perceptions du spectateur et celles de l’agent, car tout se meut par l’action, et les perspectives changent. Et ces apparitions enchaînées par l’action sont sans doute tout le réel que les mots peuvent présenter à un lecteur solitaire. Mais je demande au lecteur beaucoup de patience, car il faut vaincre ici des lieux communs bien forts.