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Page:Alain - Système des Beaux-Arts.djvu/99

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DU RYTHME POÉTIQUE

qu’il ne faut pas non plus que le rythme en souffre ; ce qu’oublient souvent les poètes inférieurs, et plus souvent les récitants, qui veulent plier le rythme au sens ; et dans la poésie légère il s’en faut bien qu’un rythme qui imite le sens aux dépens de la loi rythmique soit pour cela plus beau, comme si, par exemple, l’on fait un tout petit vers pour dire une toute petite chose ; au lieu que, si le rythme exprime la chose à sa manière, tout en affirmant son pas invariable et comme mécanique, il naît de cette rencontre des effets d’une grandeur religieuse, comme si la nature invariable affirmait notre libre arbitre. C’est le secret royal.

Toujours est-il que ce rythme par lui-même évoque une assemblée d’hommes en marche, un concert, une solennité. L’humain déjà détaché de nous par la règle des sons et de l’accent, prend vie et mouvement par le rythme. Ainsi la poésie est pour une foule toujours ; et aussitôt que le poète a fait un beau vers, la gloire lui revient comme un écho ; un bon récitant s’acclame. C’est pourquoi un beau poème se suffit à lui-même et ne demande jamais approbation. Aussi la flatterie et la timidité en vers ne se conçoivent point, ni l’envie de plaire. Cette nuance limite déjà les thèmes du vrai poète.

De la rime, qui est propre à nous, il y a la même chose à dire, c’est à savoir qu’elle ne doit pas céder au sens, ni le sens à elle ; mais c’est l’accord d’une belle rime et d’un beau sens qui plaît ; au lieu que tout ce qui sent la peine ou demande grâce est laid. Disons aussi que la rime aide à compter et même à entendre. Et, pour finir, disons que ces difficultés sont pour réagir contre la vulgarité, qui, au lieu de choisir, essaie et puis corrige, au besoin par l’argot, l’intonation et le geste. Le vrai privilège de la poésie est que ces moyens de fortune n’y sont pas permis ; de là vient que des poètes estimables écrivent platement dès qu’ils s’essaient à la prose ; c’est qu’ils écrivent alors ce qui leur vient, et le médiocre vient tout de suite.