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Page:Alfred Vacant - Dictionnaire de théologie catholique, 1908, Tome 15.1.djvu/215

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THÉOLOGIE. SOLUTION DE LUTHER

doctrine chrétienne, science du salut, parlent des choses, une différence radicale ; ce sont deux ordres de pensée hétérogènes, en sorte qu’aucune application de nos connaissances naturelles n’est valable en théologie.

Voir, comme textes caractéristiques, pour toutes ces notions : Dictata super Psalt., in ps. lxxiii, Weimar, t. iii, p. 508-509 ; In ps.LXXX/v, in eos qui convcrtuntur ad cor, Weimar, t. iv, p. 10-11 ; In ps.LXVM, t. iii, p. 419. Voir encore la Dispulalio theologica an heec proposilio sit vera in philosophia : Verbum caro jactum est, de 1539, éd. Erlangen, Opéra varii arg., t. iv, p. 458461, ce texte ne figurant pas dans l’édition de Weimar.

2. Cette impossibilité d’appliquer à l’ordre chrétien notre connaissance rationnelle des natures et de la loi des choses est d’autant plus rigoureuse que la nature humaine est pécheresse. Le salut ne s’opère pas par une élévation de la nature à l’aide de la grâce, mais par une aversion à l’égard des natures et par la foi seule, fide sola. C’est ainsi que se développe chez Luther, par dessus sa réaction antiecclésiastique, antiinstitutionnelle, une réaction antiscolastique, antirationnelle, dont la fameuse Disputatio contra scholaslicam theologiam de 1517, Weimar, t. i, p. 224 sq., est une des expressions les plus caractérisées :

Prop. 43 : « Enor est dicere : sine Aristotele non fit theologus. » Prop. 44 : « Imo theotogus non fit nisi id fiât sine Aristotele. » Prop. 45 : » Theologus non logicus est monstruosus hæreticus est monstruosa et hieretica oratio. Prop. 47 : « Nulla forma syllogistica tenet in divinis. » Comparer la Disputatio Heidelbergæ habita (1518) : Prop. 19 : « Non ille digne theologus dicitur, qui invisibilia Dei per ea quæ facta sunt, intellecta conspicit. » Prop. 20 : « Sed qui visibilia et posteriora Dei per passiones et crucem conspecta intelligit. » Prop. 29 : « Qui sine periculo volet in Aristotele philosophari, necesse est ut ante bene stultificetur in Christo. »

On voit que c’est toute la théologie telle que la tradition chrétienne l’avait conçue, surtout depuis saint Anselme, qui est sapée par la base, sa base étant précisément la possibilité d’appliquer aux réalités surnaturelles les conceptions de la raison. Luther appelle toute théologie qui garderait quelque continuité et quelque rapport entre l’ordre des choses ou de la connaissance naturelle et l’ordre des choses chrétiennes et de la foi, theologia gloriæ, à quoi il oppose la theologia crucis, caractérisée par la discontinuité radicale des deux ordres et la soumission de tout l’ordre chrétien au critère exclusif du salut sous la croix. La theologia gloriæ, qui s’efforce de comprendre le plus par le moins et les purs intelligibles du Christ par les formes sensibles de la philosophie, est en réalité une théologie de ténèbres, tandis que le vrai chrétien trouve la sagesse dans la croix. Cf. Disp. contra theol. schol., prop. 21 ; Disp. Heidelbergæ habita, prop. 50.

3. À la place d’une théologie spéculative construisant intellectuellement le donné de la doctrine chrétienne, que préconise Luther ? Une théologie qui soit une vraie piété, préparée par une étude principalement textuelle.

Une théologie qui soit une vraie piété : car il ne s’agit pas de connaître la nature des choses, même chrétiennes, mais de vivre avec le Christ. Dès 1509, il voudrait laisser l’étude de la philosophie pour celle de la théologie : lettre à J. Braun, 17 mars, éd. Weimar, Briefwechsel, t. i, p. 17. Or, quelle était pour lui cette moelle de la théologie ? Si te détectât puram, solidam, antiquæ simillimam theologiam légère in germanica lingua efjusam, sermones Tauleri… tibi comparare potes…, à Spalatin, 14 décembre 1516, ibid., p. 79. La théologie que veut Luther est une théologie pieuse, sensible au cœur, où il ne s’agisse pas de disséquer des objets par la connaissance, mais d’adhérer dans une foi consolante et chaude. Disp. theol. an hœc pro posilio…, de 1539, prop. 11. Il s’agit d’une théologie du salut, qui porte à se détourner de notre monde pour se convertir au Christ dans une fulucialis de.sperulio sui et dans une confiance éperdue en notre Sauveur. Une théologie sans cesse référée à l’expérience intérieure de la conversion des fausses réalités à la seule vraie, une théologie du salut sola fide. Cf. A. Humbert, op. cit., p. 267 sq., 297 sq. ; y ajouter le texte significatif, publié depuis lors, du commentaire sur les Romains, éd. Ficker, t. ii, p. 183, Quietioris solatii nos nuinere jovemur et scrupulis conscientise facilius medemur, et cet autre texte, que Ritschl et Harnack ont cité comme typique : « Christ a deux natures, en quoi est-ce que cela me regarde ? S’il porte ce nom de Christ, magnifique et consolant, c’est ! à cause du ministère et de la tâche qu’il a pris sur lui ; c’est cela qui lui donne son nom. Qu’il soit par nature homme et Dieu, cela, c’est pour lui-même. Mais qu’il ait consacré son ministère, mais qu’il ait épanché son amour pour devenir mon sauveur et mon rédempteur, c’est où je trouve ma consolation et mon bien… » Trad. J. Huby, dans Études, t. clxix, 1921, p. 290.

Cette théologie pieuse et salutaire se réalisait surtout dans les actes religieux de foi et de la prière ; elle n’admettait pas qu’on lût la Bible, comme les scolastiques. propter cognitionem lanquam scriplum historicum, mais propter medilationem. Tischreden, éd. Weimar, t. iv, n. 5135. Mais elle comportait, pour sa préparation et sa diffusion, une part d’étude principalement consacrée au texte de l’Écriture, subsidiairement à celui de certains Pères, notamment saint Augustin. Briefwechsel, t. i, p. 99 ; cf. p. 139. Pour répondre à un tel programme, des études littéraires sont nécessaires, la connaissance des langues anciennes en particulier. C’est le côté par où Luther et la Réforme sympathisent et collaborent avec Reuchlin, Érasme et l’humanisme. Luther ajoute et continuera jusqu’à la fin de sa vie d’ajouter une certaine étude de la logique, de la rhétorique, de la dialectique et de la philosophie. Mais Luther en reste ici, comme en sa notion <ie théologie, à un augustinisme exaspéré. Il était de tradition augustinienne de traiter les arts libéraux et la philosophie surtout comme des propédeutiques préparant l’esprit à la contemplation. Luther reprend ce point de vue en le poussant à l’extrême et les mêmes textes qui affirment le bienfait de la philosophie et de la logique, affirment plus fortement encore que celles-ci ne peuvent prendre aucune place dans la théologie elle-même.

Luther suscitera une double postérité, dont les deux lignes, opposées entre elles, nous semblent pouvoir se réclamer légitimement de lui. Par le côté où Luther a intériorisé le principe du christianisme, donnant à la théologie, comme double intérieur du texte, un critère spirituel se référant au salut et à l’expérience du salut, il a reçu pour postérité la lignée de Schlciermacher et d’une « théologie de l’expérience », selon laquelle la » Dogmatique » a pour objet de décrire et de systématiser l’expérience religieuse. Par le côté où, adhérant à un donné objectif, Écriture et symboles de l’ancienne Église, il l’a systématisé selon une dialectique de radicale opposition entre notre monde et Dieu, la « Loi » et l’Évangile, il peut être reconnu comme le père de la « théologie dialectique », animée par le rejet de toute analogia enlis et de tout « surnaturel » qui ne soit pas Dieu, l’Incréé, lui-même.

Au point de vue de l’évolution ultérieure de la théologie catholique, le rejet par Luther de toute norme de la théologie autre que l’Écriture mettait en question jusqu’en ses fondements la science théologique et devait amener celle-ci, nous le verrons, à créer toute une défense et toute une méthodologie critique de ses fondements : traités de la Tradition, des lieux théoiu-