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Page:Amiel - Grains de mil, 1854.djvu/136

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quand le sentiment est le plus puissant, le geste est souvent le plus contenu. La timidité a ses oublis et la témérité ses regrets.


XLV. — DEUX MONDES OPPOSÉS.


Singulière substance que l’âme et insolemment rebelle aux lois du monde matériel ! Son élasticité latente et indéfinie ne se révèle qu’à proportion de l’épreuve : plus elle porte, plus elle peut porter ; c’est le fardeau qui la rend forte et le sacrifice qui la rend joyeuse ; elle a plus de ressources pour deux que pour un, et la responsabilité l’allège ; en se prodiguant elle thésaurise ; en se partageant elle se multiplie ; en soutenant elle se soulage. Donc le matérialisme est insoutenable, et y a bien deux mondes, le monde physique et le monde moral.


XLVI. — MULTIPLICATION DE LA VIE.


Les rêves conséquents ont, comme les romans réfléchis ou les pièces de théâtre sérieuses, un immense avantage : celui d’étendre l’expérience en l’anticipant, et par conséquent de multiplier notre vie unique par toutes les vies, fictives, mais possibles, que nous traversons en eux et par eux. En effet, notre existence officielle et unique n’est qu’un des exemplaires de notre vie réelle, et si nous avions réellement vécu en cent ou en mille individus, nous aurions eu réellement mille vies. L’homme, qui ne peut ajouter un travers de doigt à sa taille, peut cent fois davantage : limité dans