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Page:Anatole France - Thaïs.djvu/281

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crucifié. Ayant dévoré mes biens en débauches, je ressentais déjà les premières atteintes de la pauvreté, quand je vis le plus robuste de mes compagnons de plaisir dépérir rapidement aux atteintes d’un mal terrible. Ses genoux ne le soutenaient plus ; ses mains inquiètes refusaient de le servir ; ses yeux obscurcis se fermaient. Il ne tirait plus de sa gorge que d’affreux mugissements. Son esprit, plus pesant que son corps, sommeillait. Car pour le châtier d’avoir vécu comme les bêtes, Dieu l’avait changé en bête. La perte de mes biens m’avait déjà inspiré des réflexions salutaires ; mais l’exemple de mon ami fut plus précieux encore ; il fit une telle impression sur mon cœur que je quittai le monde et me retirai dans le désert. J’y goûte depuis vingt ans une paix que rien n’a troublée. J’exerce avec mes moines les professions de tisserand, d’architecte, de charpentier et même de scribe, quoique, à vrai dire, j’aie peu de goût pour l’écriture, ayant toujours à la pensée préféré l’action. Mes jours sont pleins de joie et mes nuits sont sans rêves, et j’estime que la grâce du Seigneur est en moi parce qu’au milieu des péchés les