Aller au contenu

Page:Anatole Leroy-Beaulieu - Empire des Tsars, tome 3, Hachette, 1889.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cependant de croire les plaines russes entièrement dénuées des phénomènes ou des spectacles qui, avec l’épouvante, provoquent les idées superstitieuses. Au lieu de provenir du sol, c’est encore aux saisons qu’ils appartiennent, aux saisons qui fournissent à l’imagination russe les aliments que le sol lui refuse.

« L’hiver a le bourane ou chasse-neige, tempête de terre non moins effrayante que les tempêtes de mer. La neige, soulevée violemment du sol, se mêle aux flocons qui tombent d’en haut, en sorte que la terre semble se confondre avec le ciel. Tous les objets disparaissent dans une obscurité trouble ; les chemins s’évanouissent dans le tourbillon dont les tournoiements emportent troupeaux et voyageurs. Le printemps a la débâcle, phénomène moins effrayant, mais encore frappant pour l’imagination. Les golfes, les lacs, les larges fleuves, transformés par l’hiver en plaines immobiles, se fendent avec un sourd craquement, se divisent en énormes bancs de glace qui se mettent en marche vers la mer, en s’entre-choquant pendant des centaines de lieues. Après la débâcle viennent les inondations, partout un des fléaux où l’homme croit le plus sûrement reconnaître la main divine. Les rivières, grossies par la fonte d’un océan de neige, débordent sur les plaines ou sur les plates vallées, qui se transforment en lacs[1]. La Russie tout entière est comme une mer basse ou un immense marais. Rien alors n’égale la majesté de ses fleuves ; ils ont plusieurs kilomètres, parfois plusieurs lieues de large. Le Volga va porter ses grands bateaux à plusieurs étages jusqu’aux murs de Kazan, à plus d’une lieue de sa rive ordinaire. Pétersbourg, pris entre le Ladoga et le golfe de Finlande, semble en danger d’être submergé ; la Neva, enflée des eaux des grands lacs, franchit ses quais de granit et bat le roc qui porte le Pierre le Grand de

  1. Rastivy rêk eia podobnye moram,…
    « Les débordements de ses fleuves, pareils à des mers », dit le poète Lermontof.