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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/25

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— Le fait est, dit la jeune femme, que vous n’avez pas eu de chance. Il y avait si bien la place de passer.

— Oui. Seulement, j’ai eu une distraction, car vous me rappelez étonnamment, étrangement, notre bien chère impératrice Yvana. Je vous ai regardée, madame, et je me suis troublé ; cela m’a perdu. Je ne saurais le regretter.

Le prince Fédor avait eu un froncement de sourcils.

— Vous pouvez vous en aller, mon garçon, ordonna-t-il, mécontent.

Georges, de nouveau, s’inclina et sortit.

— Mon oncle, observa Roma, quand le chauffeur fut hors de la salle à manger, ce garçon n’a guère, je trouve, des façons de valet.

— Ces chauffeurs vivent beaucoup avec leurs maîtres. Ça les forme.

— Vous auriez dû lui demander son nom. Il n’a pas salué comme un domestique. Ce n’est peut-être pas un chauffeur ordinaire.

— Baptiste, dit le prince au maître d’hôtel, rappelez le chauffeur.

— Revenez, l’ami, vint dire Baptiste à l’entrée de l’office.

— Encore ! pensa Georges. Surveillons-nous !

Il entra.

— Mon garçon, vous êtes chauffeur de profession ? demanda Mme Sarepta.

— De profession ? Non, madame. Par accident seulement, c’est le cas de le dire ! ajouta-t-il en souriant.

— Vous n’êtes pas de ce pays-ci ? questionna le prince Fédor.

— Oh ! non, je viens de loin.

— D’où ?

— Des montagnes du Nigel.

— En Alaxa ?

— Oui, je suis d’Arétow.

— D’Arétow ? répéta la jeune femme en tressaillant.

— Ah ! vous êtes un fidèle sujet de l’empereur d’Alaxa ? demanda Fédor.

— Fidèle et dévoué, prince. Vous aussi, je crois…

Georges Iraschko s’arrêta, se mordant les lèvres, mal dressé à son rôle.

Roma riait :

— Voulez-vous nous dire votre nom, monsieur le chauffeur ?

— Georges.

— Et c’est tout ?… Vous n’auriez pas, par hasard, une carte de visite sur vous ?

Le jeune Slave sourit, se voyant deviné. Il tira son portefeuille, posa sur la table un carton blanc surmonté de la couronne aux neuf perles.

Roma lut d’un regard :

Comte Georges Iraschko
Capitaine au 13e régiment des chasseurs
du Nigel

Elle passa la carte à son oncle.

— Baptiste, mettez ici un couvert, dit-elle.

— Madame, excusez-moi. Je ne puis accepter de dîner avec ce costume de… chauffeur…

— Bah ! au hasard d’un sauvetage, ajouta le prince ; vous pouvez encore moins accepter une place à la table d’à côté.

— Mais je m’amusais beaucoup. Je vais vous demander, en tout cas, à quitter ce cuir, au parfum odieux, et à passer encore une fois à l’office.

En disant ces mots, le jeune homme sortit de la salle à manger et rentra pour la troisième fois près des domestiques. Il commençait à connaître les aîtres de la maison.

— Est-ce pourtant fini ? lui demanda la femme de charge qui préparait le couvert avec un soin tout particulier.

— Pas encore, répondit Georges, en déboutonnant sa veste de cuir. Donnez-moi donc une chaise, ma belle, que je retire aussi ma culotte.

— Comment ? Vous voulez retirer votre…

— Parfaitement, chère petite. Ne vous émotionnez pas. Je dînerai ainsi à la table des maîtres.

L’ex-chauffeur apparut alors en un complet d’étoffe anglaise de bonne coupe, et, élégant et fier, il retourna à la salle à manger.


III

GEORGES IRASCHKO

Assis entre ses doux hôtes, le jeune homme souriait.

— Vous êtes un mauvais acteur, dit Roma.

— C’est vrai. Je m’amusais trop.

— Vous n’avez jamais joué la comédie ?

— Jamais… quelquefois le drame…

— En effet, approuva le prince. Quand on est officier de l’armée impériale, on apprend les rôles tragiques. Vous êtes en congé ?

— Oui, prince. J’ai obtenu trois ans. L’empereur m’a donné l’autorisation de voyager où bon me semble. Je n’avais presque pas quitté notre pays. Je ne connaissais en rien la France. Pour mon début, j’ai une véritable chance.

— C’est discutable… un accident…

— Bénévole. Aucun mal aux voyageurs et le bonheur inappréciable de vous être présenté, madame.

— Par le chauffeur…

— Oui, par ce maladroit qui vous demande pourtant encore une grâce, madame, celle de voir en lui un compatriote bien respectueusement reconnaissant.

— Vous arriviez d’Arétow en auto ?…

— D’Arétow, non madame, mais de Revals, où j’étais en garnison.

Georges s’arrêta. Une ombre avait envahi ses yeux, il eut un soupir.

— Vous évoquez un souvenir pénible, fit Roma, très bonne. Je vous en prie, ne répondez pas à nos questions, indiscrètes bien involontairement.

— Rien ne saurait être indiscret, madame. Quand on a recueilli avec votre bienveillance un passant inconnu, il est naturel qu’on veuille le connaître.

— Oh ! vous vous méprenez, monsieur…

— C’est-à-dire que je m’exprime mal. Je veux dire tout simplement que je suis heureux, au contraire, de me présenter plus complètement à des hôtes aussi sympathiques. Nous sommes d’ailleurs frères d’armes, prince…

— Pas précisément. Je ne suis inféodé à aucun corps de l’armée impériale. Je suis inscrit, il est vrai, sur les cadres de réserve en qualité de colonel mais puisse Dieu me garder de revêtir jamais l’uniforme d’Alaxa !

— Vous n’aimez pas la guerre ?

— J’ai horreur de ces luttes entre des hommes égaux, habitants d’une même patrie la Terre, fils d’un même Dieu… Mais elles sont parfois nécessaires…

D’un geste, Roma, anxieuse, interrompit son oncle. Puis, s’adressant au jeune comte, elle demanda :

— Alors, cette dame que vous accompagniez et que nous avions prise pour votre maîtr…

Elle s’arrêta, riant.

— Oui, le mot français est malencontreux en l’occurrence ! acheva Georges avec un sourire. La marquise de Montflor accomplit une cure à Châtel-Guyon. Elle a je ne sais quelle misère stomaco-intestinale ou entérostomacale…

— Qu’on soigne ici avec un éclatant succès.

— Elle bénit la station, elle adore l’Auvergne, l’eau chaude, etc… Je l’ai connue il y a douze heures. Mon ami Paul Karakine doit épouser sa fille le mois prochain, et m’a offert la faveur grande d’être son garçon d’honneur. Il a même vivement piqué ma curiosité en m’annonçant pour compagne au cortège une jeune amazone d’un pays lointain, admirablement belle et pas du tout banale, dit-il.

— Vraiment ! remarqua Fédor, énigmatique.

— Il m’a alléché et je me propose de faire une cour assidue à ma jolie partenaire.

— Daignera-t-elle y répondre ? reprit le prince.

— Hélas ! je redoute le contraire. Mais je tenterai l’aventure ; l’exemple de Paul est engageant. Il n’est pas bon que l’homme soit seul, surtout le soldat. La plupart de nos garnisons sont d’une tristesse mortelle, et je crois même que la mienne aurait le prix du désespérant ennui.

— Et c’est pour lui offrir un pareil séjour que vous voulez une femme ? dit encore Fédor, un peu agressif.

Georges reprit, bon enfant :

— C’est vrai, j’ai l’air d’un égoïste pourtant ; ce n’était nullement ma pensée. Je vous assure.

— Alors ?

— Si j’avais le bonheur d’avoir à moi une femme adorée — et je ne me marierai que si je me sens capté corps et âme — je passerai ma vie à réaliser tous ses rêves. D’ailleurs, je ne puis plus vivre à Revals, je demanderai mon changement et motivé de telle sorte que l’empereur me l’accordera avec sa bienveillance habituelle.

— Vous l’aimez donc bien, votre empereur ? demanda Mme Sarepta.

— Jusqu’à mourir pour lui quand il voudra.

— Voilà qui concorde mal avec vos désirs matrimoniaux, fit le prince, ironique.

— C’est encore vrai. Je vous parais illogique, prince, mais la vie est faite de contradictions… et je n’ai pas inventé la vie… Ce que je puis affirmer, c’est que ma femme n’aura jamais par ma faute une larme ni un regret.

— Vous êtes un brave cœur, remarqua la jeune femme. Il vous est arrivé une aventure pénible, à Revals ?

— Un grand chagrin, madame. J’y ai perdu un oncle très cher, le seul parent qui me restât, le général dont j’étais l’officier d’ordonnance… Dans une tragique partie de chasse.

— Et depuis ce malheur, vous parcourez l’Europe en auto pour vous distraire, sans doute ?

— J’ai accompli une tournée admirable. Tout d’abord, je fus à Constantinople, chez notre ambassadeur ; il m’a présenté dans cette société turque si intéressante, et nouvelle pour moi. J’ai dîné chez Osman pacha, où l’on nous a servi de l’eau étiquetée et bouchée comme des vins renommés.

— Mais, c’est l’usage là-bas. Les Orientaux sont gourmets d’eau pure.

— Deux ou trois fois j’ai failli avoir des affaires parce que j’oubliais toujours à quel point il est inconvenant de parler à ces messieurs de leurs femmes et de leurs filles.

— Bien entendu. C’est un manquement grave aux usages.

— J’ai traversé la Grèce. Mon auto a défilé aux Thermopyles ! Ma casquette de chauffeur a salué Xénophon !

» Au Monténégro, j’ai eu un procès. En quittant Cettigné, sur une route vaguement entretenue, ma machine a renversé une petite charrette où voyageaient des pots de lait. J’ai été traduit devant les juges du village.

» Suivant la coutume, ils sont allés s’asseoir sur la terre nue — ils ne doivent se mettre, d’après leurs règles, ni sur une pierre ni sur l’herbe, je n’ai jamais pu deviner pourquoi — ils ont écouté sans mot dire mon interprète ; ensuite, la contrepartie, puis les témoins. Ils m’ont donné le judicieux conseil de bien examiner ma conscience et de voir si je n’avais rien omis, au sujet de ma défense.

» Alors, les assistants se sont éloignés pour la délibération des juges. Ce fut peu long et j’entendis un jugement digne d’un Salomon moderne.