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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/26

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Voici :

« Nous avons entendu la cause telle quelle et nous avons trouvé équitable que le coupable paie à ce Juste tant de thalaris et tant pour la globa. (La globa se répartit entre les juges.) »

» J’étais le coupable et je payai bien volontiers au « juste ». Le spectacle valait argent.

» La Serbie m’a beaucoup intéressé. Ce peuple égalitaire, où il n’existe ni aristocratie ni bourgeoisie, mais seulement des paysans, est curieux. Malheureusement, depuis le régénérateur Miloch, les choses ont changé. Aujourd’hui, la révolution et le crime habitent la cour et la campagne.

— Maintenant, vous allez étudier la France ?

— Elle en vaut la peine. Je veux, pendant un an, vivre la vie française. Ce n’est pas en courant qu’on peut apprécier l’âme d’un grand pays comme celui-là.

— L’âme française subit, elle aussi, une grande transformation. Elle se débarrasse chaque jour d’anciens préjugés, elle conduit le peuple vers un avenir de clarté et de progrès, dit gravement Fédor. La France, sur le plan du monde, a la première place.

— Vous êtes républicain, prince ?

— Non. Je suis socialiste. Je veux la répartition juste des biens de la terre entre tous les enfants de Dieu.

— Seulement, c’est impossible ; l’idée est superbe, mais irréalisable.

— D’accord. Les humains ne sont pas encore mûrs pour l’ère nouvelle qui se prépare et monte, lumineuse, du sol.

Le repas était terminé. Roma se leva, prit le bras de son oncle et tous passèrent dans le salon, où le café était servi.

— Je crains bien, dit la jeune femme en souriant, qu’on ne vous ait préparé, monsieur, une chambre au-dessus des écuries. Je vais donner ordre de modifier cela pendant que vous allez fumer un cigare avec le prince.

— Merci, madame, je ne fume jamais. Je vais vous demander la permission de retourner encore une fois à la cuisine. Je dois à vos gens beaucoup de remerciements, car ils m’ont fraternellement accueilli. Je dirai aussi à mon mécanicien de descendre jusqu’à l’automobile, de me rapporter ma trousse et ensuite d’aller s’organiser pour y passer la nuit dans cette roulotte, non que je redoute qu’on l’emporte, certes, mais par crainte de quelque malveillance.

— C’est, en effet, plus prudent, quoique, en ce pays, je n’ai jamais eu à me plaindre de quoi que ce soit.

Georges sortit sur ces mots.

Le prince accepta la tasse de café présentée par Roma. Il retint la petite main qui l’offrait, l’effleura de ses lèvres, posa ses yeux profonds sur les prunelles sombres de la jeune femme.

— Roma, comme vous avez été aimable et gaie avec cet étranger… alors que, d’ordinaire vous êtes si réservée et si froide…

— Cet étranger venait d’Arétow… Ce pays m’attire dans mon exil…

— Chère enfant ! Vous ne voulez donc pas être heureuse ?

— Je le suis assez, Fédor, en attendant mieux.

— Vous ne parvenez donc pas vous attacher à la vie ?

— À quoi servirait de l’aimer pour la perdre ?… Vous me plaignez de ce qui est un bonheur…

— Mais qui reste un remords pour moi. J’ai donc mal organisé vos jours que, jeune et belle ainsi que vous l’êtes, environnée de tout le bien-être imaginable, vous ne trouviez aucun attrait au monde ?

— Ne vous troublez pas, mon ami. L’ennui auquel vous faites allusion n’est pas ce que j’éprouve. Je regarde le temps couler sans un regret. Je voudrais avancer sur le cadran des heures celle qui me libérera… Je suis patiente, cependant, mais je ne puis transformer mon âme.

— Voulez-vous voyager davantage, dites-moi, Roma ?

— Non. Ce pays me plaît ; je m’y suis attachée même autant que je puis m’attacher à quelque chose. Autour de moi, il n’y a plus de pauvres.

— S’il existe au fond de votre cœur une pensée, un désir que je puisse satisfaire, je vous en supplie, ne craignez pas de l’exprimer.

— Je ne crains rien, Fédor, ni vous ni personne, ni les événements, ni les êtres… Quant à mes désirs…

Elle fit un geste las.

— Cette insouciance me désole, prononça Fédor, attristé.

— Elle est involontaire. Ne vous occupez pas tant de moi… C’est inutile et ce sont minutes perdues pour vos grandes préoccupations.

— Vous raillez, Roma… Vous n’avez pas pour moi une ombre d’affection.

Et la voix de cet homme souverainement autoritaire, de cet homme qui commandait la secte puissante rayonnant sur le monde, cet homme au cerveau prodigieusement puissant et fécond, se voilait d’émotion contenue en disant ces mots à la jeune femme.

Lui qui avait renoncé à l’amour et à la famille pour rester tout à sa vengeance et sa haine se laisserait-il amollir par le charme irrésistible et fort qui émanait de l’exquise créature ?

— J’ai pour vous de la gratitude, répondit Rama âprement… la gratitude obligatoire d’un service rendu… Mais à part ce sentiment, j’ai pour vous, Fédor, de l’éloignement… presque de l’aversion…

— Oh ! Roma !

— Je suis dure, peut-être… Mais, bah ! un homme comme vous n’a qu’un cerveau… et pas de cœur.

— Vous êtes cruelle et injuste. J’aime de toute mon âme ma famille, dont vous êtes, Roma…

— Si peu… si loin… Le sang, en tout cas, ne parle pas…

— En êtes-vous sûre ?

— Oui. Mais quelle singulière idée nous avons ce soir d’agiter un pareil sujet ! Voici notre hôte. Je rentre chez moi. Faites donc ensemble une partie de billard.

Fédor aurait bien voulu se soustraire à cette obligation. Il n’osa pas dire non cependant, de peur de mécontenter Roma, à qui le comte semblait sympathique.

Mais, du fond de son âme, il exécrait déjà cet homme, cet inconnu d’hier… en qui il voyait l’Ennemi… le Slave !


IV

LE PASSAGE DU TOMBEAU

Avant de continuer à suivre davantage les personnages avec lesquels nous vivons en ce moment quelques heures de rêve et de repos, il va falloir se retourner en arrière, regarder la route d’où ils viennent afin de les mieux comprendre.

Au moment de la terrible guerre allumée entre Slaves et Kouraniens, il s’était passé un incident étrange.

L’empereur Alexis, venu lui-même sur le théâtre de la guerre, s’y acharnait. Il venait de prendre Kronitz, l’importante ville fortifiée, clef et cœur de la Kouranie. À présent, il marchait encore en avant, jamais las de victoires, toujours avide de conquêtes.

Les Kouraniens étaient au désespoir, enragés de répression et de colère, de haine et de violences. Ils eussent voulu déchirer les vainqueurs.

En un conciliabule secret, réuni à Narwald, il avait été décidé qu’à tout prix il fallait tuer l’empereur Alexis.

Le meurtrier paierait de sa vie, très probablement, cet acte mais qu’était la vie d’un homme en face de la rançon d’un peuple ?

Aucun des confédérés ne recula ; tous s’offrirent, mais le sort trancha la question. L’élu pour le crime fut un jeune montagnard, souple et léger comme un isard.

L’avis général décida l’emploi de flèches empoisonnées, un attentat secret, sans bruit, dont l’unique difficulté résidait dans la possibilité d’approcher assez près de la victime.

Le montagnard n’en avait cure. Il prit résolument les flèches que lui donna Fédor Romalewsky, enveloppa la pointe avec soin, les cacha sous sa veste et partit audacieux, sans peur.

— Quel poison as-tu employé, Fédor ? demanda le prince Romalewsky à son fils, quand celui-ci revint vers l’infirme, au château de Narwald, auprès la séance des conjurés.

— L’oxalis révulsif, additionné de sirallys. Les flèches y ont trempé vingt heures et en sont parfaitement imprégnées. L’action d’une piqûre, si légère qu’elle soit, détermine la mort… apparente.

— Pendant combien d’heures ?

— Au moins trois jours. C’est plus qu’il faut pour nous laisser le temps d’agir.

— Pourquoi tenez-vous tant à prendre l’empereur vivant ?

— Pour l’avoir à notre merci. Ne sera-t-il pas délectable de murer au fond d’un in pace ce conquérant, de le voir agoniser chaque jour, impuissant, dans une tombe ?

— C’est vrai… une agonie lente… Ce sera terrible ! Mais atrocement inhumain…

— Cet acte m’a d’ailleurs été imposé par les compagnons de l’Étoile-Noire ; ils veulent tenir l’autocrate en leur pouvoir.

— Je ne t’approuve pas, mon fils… C’est une cruauté inutile.

— Mais, je connais, avec Boris, le moyen de le ramener à la vie après cette sorte d’intoxication. Si tu l’exiges, nous l’emploierons, père. Autrement, Alexis ne reprendra jamais le souffle.

— Êtes-vous sûrs de votre procédé ?

— Absolument, je l’ai vu réussir dans l’Inde. J’ai assisté moi-même à l’opération, souvent appliquée volontairement par les fakirs et pour un laps de temps bien supérieur.

— Magie, mon fils ! Tandis que nous sommes en pleine réalité.

— Boris en a fait la preuve ici même, père, sur mon cheval Isba. Je lui ai injecté une petite solution d’oxalys-sirallys au cou. Il est resté en catalepsie trois jours sans souffrir, je crois. Au bout de ce temps, Boris l’a réveillé.

— Et alors ?

— La seule chose que la bête ait gardé de cette crise est une absence de mémoire. Elle ne connaît plus son nom, elle ne sait plus sa route. Physiquement, elle va fort bien.

— Je préférerais voir mourir le tyran d’un coup de feu, sous le soleil.

— Nous n’y parviendrons pas, père, sans être découverts.

— Pourquoi ?

— Le camp est gardé, et, dans la mêlée, l’escorte impériale ne quitte pas son chef. Et la balle, révélant le meurtrier par sa détonation, est plus dangereuse que la flèche qui vole silencieuse, et dans l’ombre…

Le prince Nicolas Romalewsky eut un geste découragé.

— Dieu jugera, dit-il.

Cet acte, si profondément calculé, eut lieu, ainsi que l’avait réglé Fédor ; mais comme la plupart des projets, il fut déjoué par les circonstances.

La flèche du conjuré atteignit non l’empereur, mais l’impératrice Yvana, venue au-devant de son mari, avec un message de paix et de clémence.

L’innocente paya pour le condamné.

Ce fut dans son épaule si délicate que le trait pénétra, au moment où elle levait les bras pour enlacer son mari et le préserver du geste fatal. D’un coup de revolver, l’empereur cassa la tête à l’assassin ; puis, éperdu, il emporta sa femme jusqu’au camp.