Aller au contenu

Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ensuite, vous refermerez la bière, revisserez les écrous et vous aurez eu soin de bien placer la tête devant la petite glace ménagée au sommet du cercueil.

— Mais pour sortir…

— Vous remporterez la boite aux cierges, après avoir ramassé à terre les branches fanées que vous aurez remplacées par les fraîches, ostensiblement, et vous repartirez sans difficulté…

— Après ?

— À l’entrée du fourré donnant sur le souterrain, mes hommes vous délivreront de votre fardeau. Il ne faut ni hésiter ni trembler.

— Nous ne tremblerons pas, puisque c’est pour une bonne action. Quand devrons-nous agir ?

— La nuit prochaine, car il faut attendre la mise en bière. Or, cette bière se fait à Kronitz, on la livrera aujourd’hui. Réfléchissez encore avant de sortir d’ici. Préférez-vous échanger votre robe avec nous et éloigner un instant vos frères ?

Les moines se regardèrent anxieux. Puis :

— Nous agirons seuls, dirent-ils.

— J’ai confiance en vous. Soyez donc demain soir à l’orée du bois ; vous y trouverez la boîte et les cierges. Dieu vous garde, mes frères. On va vous reconduire.

— Où donc sommes-nous ?

— Dans un faubourg de Kronitz. J’y possède une maison, mais il serait imprudent de ressortir par ici. Vous allez retourner à travers le souterrain et la forêt.

Les deux frères Josef et Mark partirent, précédés des mêmes gardiens qu’à l’arrivée et sans échanger ensemble un seul mot, car la règle leur ordonnait le silence.

Ils allèrent veiller le corps de la jeune impératrice, inquiets et troublés.

Fédor et Boris Romalewsky, restés seuls à leur laboratoire, arrangèrent avec le plus grand soin la tête de cire si admirablement modelée par l’artiste émérite qu’était leur frère Michel.

D’après un tableau acheté depuis peu, ils avaient pu composer, selon les proportions requises, un corps souple recouvert de peau de daim. Ils l’enveloppèrent d’un drap fin, puis ils mirent le tout dans la boîte longue, posèrent dessus quelques-cierges et les branches de cyprès ; puis ce travail achevé, ils se mirent à une autre besogne.

Boris s’occupa de ranger toute une série de flacons dans une malle à double fond, des paquets d’herbes aromatiques, des poudres. Après, il acheva d’emplir la malle avec des vêtements de femmes, du linge, des bottines.

Il ferma le tout et regarda Fédor.

— Crois-tu qu’il faille envoyer d’avance les bagages au yacht ?

— Non. Il est mieux de faire le moins de mouvements possible, pour ne pas éveiller l’attention.

— Parbleu ! Seulement, le navire étant dans un port kouranien, nous sommes chez nous, ce me semble.

— Bien près de la rade de Kronitz, qui ne nous appartient plus, et placés sous les feux de ses canons. Comment comptes-tu te rendre au bateau avec nos bagages et…

—…Elle ? Je pense m’y rendre en voiture. Il y a au plus vingt-quatre kilomètres. Il est vrai que les routes ne sont pas aisées, mais, du moins, les ennemis n’y sont pas encore parvenus.

— Je crois impossible de t’accompagner en mer. Michel est aux avant-postes. Et notre père et notre mère, dans l’état de santé où ils sont, ne doivent pas rester seuls à Narwald.

— C’est vrai. Les ennemis sont si près du château, qu’ils peuvent y survenir d’un moment à l’autre.

— Je ne pense pas qu’ils tentent rien maintenant. L’empereur est fou de chagrin. La cérémonie des funérailles va avoir lieu et occuper les troupes. Malgré ces probabilités, je ne trouverais pas sage d’abandonner nos parents. Tu as bien pris tout ce qui est nécessaire ? insista le prince Fédor.

— Oui. Maintenant, il me faudrait un aide intelligent.

— Ton valet de chambre, Azad, est dévoué.

— Oui, mais non instruit, Il me faudrait Rosa, notre habile et fidèle intendante de Narwald.

— Je te l’enverrai dès que je serai arrivé là-bas.

— Bien, dit Boris.

— À présent, je compte sur ta science, Boris, ta science infaillible, qui saura bien triompher de toutes les difficultés. Elle sera stimulée encore par la grandeur de la tâche patriotique à laquelle nous nous vouons en ce moment.

— Oui, car Yvana sera notre gage.

—…Un incomparable instrument entre nos mains pour rendre à notre pays ses libertés perdues. Si Alexis veut revoir l’impératrice, sa femme adorée, il faudra qu’il restitue à la Kouranie la couronne d’indépendance qui ornait son fier passé.

— Alors, si Yvana revient à la vie, qu’en ferai-je ? demanda Boris à son frère.

— Tu effectueras une croisière avec elle jusqu’à ce que j’aie pu t’aviser du résultat de la guerre. Il ne faut pas songer à rentrer ici pendant l’occupation des troupes impériales. Prévois-tu dans quel état sera Yvana ?

— L’état d’enfance, j’espère, déclara Boris.

— Elle n’aura pas perdu l’intelligence ?…

— Ma foi, je n’en sais rien. Je n’ai expérimenté que sur des animaux. Leur physique était indemne… Mais pour Yvana ?… Que se passera-t-il ? Je suis un peu inquiet, je te l’avoue. Et ces moines seront-ils discrets ?

— Comme des statues ; ils ont juré. Ils aimeraient mieux mourir que manquer au serment.

— Pourvu qu’ils aient la décision nécessaire pour agir !

— Ils l’auront.

— Il y a un risque encore. Si on allait vouloir embaumer le corps de l’impératrice ?

— Ici, au camp ?… C’est impossible. Quand elle sera arrivée à Arétow, peut-être, mais alors nous serons en sûreté…

— Hum !… en sûreté… On ferait des recherches, on remuerait ciel et terre…

— Qu’on remue l’univers, nous serons ailleurs. Je connais un pays où, s’il le faut, nous irons.

— Où ? interrogea Boris.

— Dans l’Angola. En parcourant l’Afrique australe, j’ai découvert avec Michel une sorte d’oasis avec une mine d’or. Même j’ai marqué l’endroit. Quand nous pourrons y retourner, ce sera pour nous une immense richesse, qui sauvera peut-être nos malheureux compatriotes ruinés par ces pillages.

— Ah ! nous devons nous attendre au pis. L’empereur va vouloir se venger…

— Nous n’avions pourtant pas souhaité ce crime. Il est impossible à l’homme de tracer un plan impeccable, toujours une paille se rencontrera pour faire dévier le courant.

— C’est peut-être heureux…

— Pourquoi ?

— Parce que je pense que la paille est mise non par les forces fatales, mais par une volonté plus sage que la nôtre qui régit le monde.

— Partons maintenant, interrompit Fédor. Il vaut mieux marcher que parler cette nuit… Je vais retrouver nos parents à notre château familial de Narwald. Agis au mieux, Boris. Et, au cas où tu devrais partir sans me revoir, avec elle, et qu’elle vécût, lance une fusée comme signal au moment de t’embarquer. Je surveillerai la mer pendant les trois jours prochains, chaque soir, à dix heures.

Les deux frères reprirent leur course à travers le souterrain, après avoir éteint la lanterne suspendue à l’entrée, dans la crainte qu’une lueur pût filtrer entre les jointures des pierres.

Puis ils se séparèrent, l’un pour travailler à l’ouverture du fourré en ôtant les épines avec précaution, l’autre pour regagner Narwald.

Ce dernier, le prince Fédor, ne devait pas revenir aider son frère, car la nuit suivante, pendant que Boris se livrait au sauvetage de la jeune impératrice, le manoir des Romalewsky flambait.


VI

LE VAISSEAU MYSTÉRIEUX

La tour de l’Observatoire, à Kronitz, lançait des projections électriques sur la mer, tandis qu’un officier de l’armée d’Alaxa. la lunette marine aux yeux, inspectait les eaux.

— Qu’est-ce donc que ce bateau qui passe à la pointe de Glotz ? murmurait-il, à part lui… Ce n’est ni un navire de guerre, ni un bâtiment de commerce, on dirait un yacht de plaisance… Ce n’est pourtant guère l’heure de se promener sous nos feux et dans un port hérissé de torpilles !

Il regarda encore plus attentivement, et murmura :

— Il court à une allure vertigineuse, il évite tous les écueils, il connaît la passe à merveille. Que fait-il ici ?… Dites donc, capitaine ? acheva tout haut l’officier.

— Mon commandant ?

— Regardez ce maraudeur, là-bas. Si on le saluait d’un boulet ?

— Je ne crois pas que cela en vaille la peine, mon commandant. Il a le pavillon kouranien à sa corne, il est trop petit pour être porteur de munitions, ce doit être un courrier ou simplement un promeneur, un amateur de sport nautique.

— Un promeneur diantrement pressé, alors…

— Il s’est fourvoyé sur nos côtes, sans doute… Il est naturel qu’il fasse de la vitesse. Du reste, il va être hors de portée, il est près de doubler l’embouchure du Lénor.

— Oh ! mais, que se passe-t-il à son bord, capitaine ? Le voilà qui lance une fusée…

— Tiens !

— C’est un signal, évidemment.

— Parbleu, en temps de guerre, ces gens-là ont leurs espions, mais cela ne m’inquiète guère. Nous n’en ferons plus qu’une bouchée, de ces bandits kouraniens.

L’empereur ne veut plus de quartier… Il est fou de douleur et de colère, à cause de l’attentat contre notre malheureuse et bien aimée souveraine…

— Du sang… toujours du sang…

— L’empereur va quitter le théâtre de la guerre avec le corps de sa femme, que l’on conduit à Arétow… Il veut maintenant être près de son fils…

— Je le comprends… Pauvre petit !… Pauvre père !…

— Et pauvre impératrice Yvana, si jolie, si bonne… Tous l’aimaient.

— Tous !

— J’ai contemplé ses traits charmants, sous la tente funéraire. La mort ne l’a point rendue impressionnante. Elle garde toute sa grâce et sa beauté, comme en un calme sommeil d’enfant.

— Les poisons de ces Kouraniens sont bien étranges.

— Mais que se passe-t-il donc là, à gauche, sur la colline ?… Voyez…

— Encore un incendie. C’est un village qui brûle, sans doute… Les nôtres y seront allés.

— Ah ! les Kouraniens vont payer cher leur crime. Maintenant, c’est plus qu’une guerre, c’est une vengeance nationale.

— Ce qui brûle, capitaine, c’est le château de Narwald. Regardez sur la carte…

— C’est vrai… L’aire des princes Romalewsky, dit-on, les chefs de la révolte kouranienne…

— Les bandits !… Ce sont eux et leurs satanés partisans qui ont culbuté nos chasseurs du Nigel dans le Lénor.

— Qu’ils flambent donc et que le feu détruise à jamais leur race de fanatiques et d’indomptables !