Aller au contenu

Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/27

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Peu à peu, l’anesthésie gagna tout le corps de la victime expiatoire. Son cœur cessa de battre, sa jolie tête pâlit et ses yeux se fermèrent.

L’empereur, désespéré, ordonna des répressions terribles contre les Kouraniens. Il fit venir d’autres troupes et mettre le pays à feu et à sang.

Brisée de douleur, une fièvre violente le cloua lui-même sur un lit d’ambulance. Pendant ce temps, on avait installé au camp même une chapelle ardente.

Des fleurs, des cierges apportés du couvent des moines de Lubnitz, peu distant de là, ornèrent la tente funèbre aux rideaux relevés. Tous les régiments défilèrent devant le corps inerte, sincèrement attristés, car on aimait cette créature jolie et bonne qui avait vingt ans, quittait une vie radieuse, un mari passionnément épris et aimé, et un délicieux bébé de quatre ans, le petit prince Rorick, l’espoir et l’orgueil de sa race.

La nuit d’après le drame, une garde funèbre composée de soldats, l’arme renversée, veilla autour de la tente. Les drapeaux étaient en berne ; le silence des sonneries faisait à ce deuil un cadre attristé.

Une députation de Kouraniens, précédés du drapeau blanc des parlementaires, se présenta à l’entrée des retranchements. Ils portaient des couronnes de fleurs, ils les déposèrent au seuil du camp, et, faisant demi-tour, ils repartirent sans parler.

Douze moines du couvent de Lubnitz priaient sans cesse autour de la dépouille de l’impératrice Yvana. Puis, pour la nuit, deux religieux seulement de cet ordre se renouvelèrent, chaque heure, à côté de la garde d’honneur du clergé arrivant de toutes les régions de l’empire.

Vers minuit, deux moines, les frères Mark et Josef, quittèrent leur couvent pour aller à la tente endeuillée à leur tour de veillée piteuse. Ils venaient par les sentiers du bois sombre qui entourait le monastère.

Ils avaient une lanterne et des bâtons. Le front baissé, ils commençaient déjà, tout en cheminant, leurs prières pour la morte vénérée. Soudain, quatre hommes se dressèrent devant eux, les prirent rapidement par les bras, les entraînant vers un fourré de chênes verts et de houx piquants :

— Pas un mot ou l’on vous bâillonne ! Nous ne vous ferons aucun mal… Suivez-nous.

Plus morts que vifs, les prêtres se laissèrent guider jusqu’à un groupe de pierres moussues échafaudées par quelque cataclysme géologique. Les ravisseurs firent tourner sur elle-même une de ces roches et poussèrent dans une espèce de grotte les prisonniers stupéfaits.

La pierre retomba derrière eux.

Une clarté menue venait d’un falot suspendu à la voûte du couloir étroit qu’ils étaient obligés de suivre. Les parois froides, humides, l’odeur des moisissures, la veillée lugubre qu’ils allaient accomplir, impressionnaient au dernier point les malheureux.

— Où nous conduisez-vous ? demanda le frère Josef.

Nous arrivons, et vous n’avez rien à redouter.

Ces paroles rendirent quelque énergie aux moines, leur pas devint plus ferme et ils purent mieux accomplir le trajet pénible qu’on exigeait d’eux.

Il était minuit lorsque les guides s’arrêtèrent ; une horloge sonnait douze coups lents et vibrants.

Sauf les cris des oiseaux de nuit, aucun bruit humain ne se percevait. Le « qui vive » des sentinelles des deux camps ennemis ne pouvait parvenir si loin. Un escalier se dressait devant les six hommes.

— Montez, dirent les gardiens des moines.

Frère Josef et frère Mark obéirent et escaladèrent une quarantaine de marches irrégulières séparées par des paliers.

En haut, une grille étroite s’ouvrait devant eux. Ils la franchirent et se trouvèrent soudain dans une pièce éclairée.

Deux hommes s’y tenaient. Ils vinrent au-devant des moines, et, les saluant avec respect :

— Mes frères, pardonnez-nous, dit l’un d’eux, d’avoir abusé de vous ; mais quand vous connaîtrez le motif qui nous guide, vous nous approuverez de toute la sincérité de votre cœur de bons patriotes kouraniens. Quoique prêtres, vous avez une patrie.

— Notre patrie unique est le ciel, accentua frère Josef.

— À nous aussi, reprit avec une légère impatience celui qui avait déjà parlé. Or, écoutez-moi bien. Vous allez tout de suite partir dans votre « unique patrie » si vous ne cédez pas à ce que j’ordonne et qui n’est pas, certes, en opposition avec votre conscience… Si vous m’obéissez et me servez avec fidélité, vous aurez droit à notre reconnaissance éternelle, reconnaissance qui se traduira de la manière qui vous plaira.

— Nous n’avons rien à souhaiter en ce monde, répondit à son tour frère Mark.

— Sauf d’aider vos semblables et de faire le bien, mes frères. Or, comprenez-moi. Je suis le prince Fédor Romalewsky, Kouranien comme vous, mais désespéré du crime involontaire que vient de commettre l’un des nôtres sur la personne de l’impératrice Yvana.

— Que Dieu ait son âme !… dirent les prêtres en se signant…

Fédor reprit :

— Moines, écoutez-nous : il nous faut maintenant le corps de l’impératrice.

— Quoi ! le corps de notre bien-aimée souveraine !… fit Mark en tressaillant.

— Oui, dans un but pieux !…

— Dans un but pieux ? s’écria Josef, terrifié lui aussi.

— Certainement. Ne doutez pas de la parole d’un homme qui n’a jamais failli, et qui est, en somme, le protecteur de votre ordre, fondé aux siècles passés par Lorentz Romalewsky, notre aïeul.

Il faudrait en référer au père supérieur, objecta le frère Mark.

— Seulement le temps manque, et voici ce que je veux. Vous allez me jurer sur cette croix où sont incrustées des reliques de saint Wariag, dont vous suivez la règle, de ne jamais révéler à qui que ce soit ce que vous aurez vu et fait. Je vous le répète, votre conscience n’a pas à s’alarmer.

— Alors, pourquoi ne pas agir ouvertement ?

— Parce que nous sommes en temps de guerre et que si nous, ennemis, allions réclamer le corps de l’impératrice, on nous traiterait d’insensés… Mais nous avons un but. Cette femme a des attaches avec les nôtres du côté paternel. Son origine est purement kouranienne, son mariage l’a retirée du pays, mais elle venait implorer en notre faveur, quand une flèche fratricide l’a atteinte.

— Dieu prenne son âme en sa sainte garde !… répétèrent les prêtres, et qu’il nous fasse miséricorde !

— Dieu vous fera miséricorde si vous m’écoutez et m’aidez. Voici notre intention actuelle, saisissez-la nettement. Mon frère Boris et moi allons revêtir vos frocs bruns. Voyez, nos cheveux sont déjà coupés ainsi que les vôtres, et nous allons prier à votre place.

— C’est tout ce que vous exigez de nous ?

— Non. Il faut encore nous dire le mot de passe qui nous permettra de franchir l’enceinte du camp alaxien et qu’on a dû vous révéler.

— Aucun mot ne nous a été révélé. Notre habit doit suffire à nous laisser passer, je pense.

— Oui, mais les deux moines priant à cette heure ne vous reconnaîtront pas et donneront l’éveil. Ce qu’il faut, c’est que l’un de vous retourne au camp et, sous un prétexte quelconque, éloigne vos frères.

— Il faudrait mentir.

— Je vous ai dit… cause sainte.

— Notre conscience s’oppose à tout manquement à la vérité.

— Alors, sur la croix, jurez-moi de faire vous-même ce que je voulais accomplir avec Boris Romalewsky : m’apporter ici, par les moyens que je vous indiquerai, le corps de l’impératrice.

— Je préfère cela, dit frère Mark.

— Vous ne me trahirez jamais ?

— Si nous jurons ! firent ensemble les deux frères avec hauteur.

— Je sais, reprit Fédor, qu’on peut compter sur la parole d’un Kouranien. Jurez, mes frères, et je vous dirai la vérité entière… la vérité qui vous libérera de tous vos scrupules.

Les deux moines levèrent la main.

— Au nom du Christ divin, dirent-ils, nous jurons de ne jamais rien révéler de ce que nous confiera le prince Fédor Romalewsky.

— C’est bien, mes frères, veuillez me suivre. J’ai foi en vous, comme vous pouvez avoir foi en moi… La moindre indiscrétion, d’ailleurs, nous perdrait maintenant tous les quatre.


V

L’ENLÈVEMENT

Boris Romalewsky ouvrit une porte basse, voûtée, communiquant avec une pièce brillamment éclairée.

Sur une table, au milieu, reposait une tête de cire modelée avec un art parfait et une infinie précaution.

Le teint était d’une pâleur de marbre ; les yeux clos, les cheveux noirs, rappelaient à s’y méprendre les traits si beaux et si calmes de la jeune impératrice. À côté, de cette tête se trouvaient deux mains jointes.

Les moines eurent un recul de terreur.

— Que vous rappelle cette figure ? demanda Boris.

— L’impératrice Yvana ! répondit frère Josef.

— C’est à s’y tromper, ajouta frère Mark, en se signant. Cette statue ne vous fait-elle pas deviner ce que je veux tenter ?

— Une substitution…

— Oui…

— Mais dans quel but, prince ?… Il nous est impossible, devrions-nous en perdre la vie, de nous prêter à une criminelle manœuvre.

— D’abord, nous sommes, en temps de guerre, ce qui est pour tous les actes patriotiques une excuse. Jadis, vos frères se battaient aux Croisades. Le pape Benoît VIII marchait à la tête de ses troupes contre les Sarrasins. Or, pour nous, les Slaves valent les Sarrasins, puisqu’ils pratiquent la religion orthodoxe. Mais rassurez-vous, la manœuvre n’est pas criminelle. Nous voulons au contraire, à l’aide de révulsifs, essayer de rendre la vie à l’impératrice.

— Oh ! alors, prince, nous sommes à vos ordres… Dieu seul, pourtant, a droit de vie et de mort… Pourquoi tant de mystère ?

— C’est que si nous parvenons arracher Yvana à la mort, ce ne sera pas pour la rendre à son mari…

— Que ferez-vous de cette martyre, si vous réussissez à la ramener à la lumière du jour ? Pour acheter notre aide, il faut tout nous révéler.

— Nous comptons garder Yvana vivante comme otage, pour la rendre un jour à l’empereur… en échange de tout ce qu’il prend à notre chère Kouranie.

— Vous le jurez ? Jamais vous n’engagerez notre bien-aimée souveraine à trahir ses devoirs d’épouse ou ses devoirs envers Dieu ?

— Jamais ! Nous le jurons !

— Alors, dictez vos instructions, prince.

— Vous voyez cette boîte étroite et longue où sont placés des cierges et des branches vertes. Vous mettrez en-dessous ce corps simulé, vous entrerez sous la tente funèbre, vous ouvrirez vite. avec ce tourne-vis le cercueil et vous ferez la substitution.

— Ensuite ?