Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/32

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— Romalewsky, ajouta Fédor, dont les lèvres tremblaient.

— Comme vous ?

— Oui.

Il dut s’arrêter ; il alla vers la grande baie ouverte sur le large et l’ouvrit, puis il revint s’asseoir.

— Et ma mère ? dit Yvana avec une douceur d’enfant. Les ai-je perdus tous les deux, ceux qui devaient m’aimer ?

Fédor, malgré son énergie, avait la gorge si serrée qu’il prononça d’une voix indistincte :

— Oui, ils sont retournés à Dieu…

Des larmes montaient aux yeux d’Yvana. Elles noyaient ses cils blancs comme ses cheveux neigeux.

— Il y a longtemps ? Demanda-t-elle.

— Votre mère quitta la vie en vous la donnant. Votre père fut tué lors de la première guerre que nous eûmes à soutenir contre l’empereur Mark-Josef, alors régnant. Il périt par la faute de l’empereur actuel, Alexis, notre mortel ennemi.

— Alexis a tué mon père ?

— Pas précisément… Votre père se trouvait près de lui ; il reçut la balle qui lui était destinée.

— Ce n’était pas la faute du souverain, alors ?

— Il en fut la cause involontaire, mais le résultat est le même.

— Moralement non…

Fédor fronça les sourcils. Malgré lui, il s’énervait. Il continua, moins attendri et d’une voix imperceptiblement plus rude :

— Orpheline, abandonnée, en pleine guerre, une servante fidèle vous emporta…

— Elle vit ?

— Non. Elle vous emporta chez mes parents, à Narwald et vous confia à ma mère — une sainte — qui vous aima et éleva comme sa fille. À seize ans, vous fîtes la connaissance d’un officier slave, venu en nos contrées, toujours exposées à l’invasion du vainqueur. Il vous demanda en mariage et vous l’épousâtes, malgré nous. Vous n’étiez pas de même race…

— Et comment s’appelait-il ?

— Serge Sarepta.

— Il m’aimait ?

— À sa manière, comme les Slaves savent aimer, avec passion, avec fougue, sans tendresse. Il était même souvent cruel pour vous…

— J’ai eu des enfants ?

— Jamais. Quand vint la seconde guerre de Kouranie, il se montra odieux envers nous, brûlant, saccageant nos contrées, ordonnant pillage et massacre.

Yvana, le front dans ses mains, pleurait silencieusement. Mais Fédor, empoigné à présent par le tableau qu’il évoquait, n’avait plus de pitié.

— Cet homme, continua-t-il, fut l’unique cause du meurtre de mes parents ; ses soldats tuèrent, d’un même coup de baïonnette mon père et ma mère et brûlèrent Narwald.

— Et lui, que faisait-il pendant ces drames ?

— La guerre. Il prenait des villages, bombardait des villes, tuait sans merci. Il avait la haine des Kouraniens.

— Pourquoi

— Haine de race.

— Pourtant, dites-vous, j’étais de cette race, moi ?

— Oui.

— À quelle nationalité appartenait ma mère ?

— Elle était Française. Votre père l’avait épousée au cours d’un de ses voyages. Elle était, paraît-il, aussi bonne que belle. Je ne l’ai pas connue, elle n’a fait que passer parmi nous…

— Oh !…

— Revenons au présent. Votre mari fut victime de ses propres machinations. Il tomba en plein guet-apens, y périt…

— Mais il n’y a donc que des morts dans ma vie ?

— Pauvre enfant, presque…

— Ah ! Vous auriez dû me laisser mourir…

— Ne me reprochez pas cette action. J’ai sauvé une victime innocente d’une erreur des nôtres.

— Comment cela ?

— Vous aviez appris le désastre de votre mari, vous avez voulu courir pour le revoir, le soigner, tout au moins l’ensevelir. À travers bois, une flèche égarée vous atteignit… L’armée fuyait, poursuivie, traquée, le bois était épais… Vous fûtes oubliée dans un fourré, exposée à devenir la proie des animaux.

— Ah ! dit encore Yvana d’une voix neutre.

— Dieu permit que mon frère Boris passât à travers la forêt où il allait en reconnaissance. Il aperçut par un rayon de lune filtrant à travers les branches une blanche forme inerte. Il l’emporta, et, parvenu à la lisière de la forêt, près de la côte, il constata que vous respiriez encore. Il vous reconnut pour sa petite amie d’enfance, et, alors, vous devinez avec quel courage il mit tout en œuvre pour gagner son navire à l’abri des hostilités de l’ennemi. Le ciel voulut qu’il réussît avec son cœur et sa science à vous soigner, à vous guérir… Vous savez le reste.

— Comment s’appelait ma mère ?

— Je ne l’ai pas su. Elle était orpheline elle-même, sans parents.

— Veuillez à présent me dire mon propre nom de baptême ; ici, tous m’appellent madame.

— Le nom que vous donna votre père fut Roma. La cathédrale de Kronitz est placée sous le patronage de Saint-Rome.

Un silence assez long suivit ces mots. Soudain, la jeune femme se leva, vint se placer résolument en face de Fédor, et le regardant bien en face, fixement :

— Jurez-moi sur l’honneur que vous m’avez dit l’exacte vérité ! dit-elle d’une voix étrange.

Le prince tressaillit, mais il sut se reprendre. Il saisit les mains de celle qui doutait si visiblement et dit avec une passion contenue :

— Ma pauvre enfant bien-aimée, pourquoi me parler avec cette cruauté ? Pourquoi broyer mon cœur d’une si atroce torture ? Qu’ai-je fait pour mériter votre haine ?

Elle ne répondit pas. Fédor continua :

— Votre père était mon ami le plus cher. Je retrouverai de ses lettres à mon hôtel de Kronitz, car tout ce qui était à Narwald est brûlé…

— Avez-vous des photographies ?

— Hélas ! Il n’est resté chez moi que des murs calcinés.

— J’ai lu ces temps-ci en ma solitude. J’ai causé un peu avec les gens d’ici et je crois qu’il doit y avoir des registres d’état-civil où l’on inscrit les morts et les naissances.

— Il y en avait… Maintenant, tout le pays kouranien est en cendres.

— Et le château de mon père ?

— Était sur la frontière et fut un des premiers incendiés avec le village, l’église où vous fûtes baptisée.

— Il y a un concours étrange de fatalités sur moi.

— Moins que vous voulez en voir, Roma. Vous avez trouvé un asile sûr, des cœurs dévoués, vous avez échappé par miracle à une mort affreuse ; un parent affectueux vous parle des vôtres, vous apprend le passé, vous offre un appui fidèle pour l’avenir…

— C’est vrai, pardonnez-moi. Je suis encore trop près de l’ombre pour distinguer nettement les gens et les choses. Vous parlez avec sentiment, vos actes corroborent vos dires… Je vaincrai sans doute par la réflexion les résistances de l’instinct… Ai-je quelque fortune pour vivre, ou dois-je tout à vos bienfaits ?

— Vous avez les terres de Sarepta, qui, remises en cultures, produiront un revenu suffisant à votre entretien confortable. Je me suis déjà occupé de ces choses. Je suis le chef de la famille, mon enfant. Vous, mes frères et ma sœur, avez droit à ma protection, à mon énergie, à mon savoir. Je dois assurer à tous la vie, l’honneur et, si je puis… la joie…

— Merci, prince. Ne me gardez pas rancune d’une franchise venue de mon peu de diplomatie mondaine. Je ne sais pas farder la vérité.

— Je n’ai pour vous qu’une affection aussi pure que profonde, Roma. Vous pouvez à toute heure y faire appel, je serai vôtre. Voulez-vous me dire maintenant ce qu’il vous plaît de décider pour l’avenir ?

— Je n’y ai pas songé. Quand je m’arrête un instant sur une vision, elle me fuit.

— Ne vous fatiguez pas, chère enfant. Ne creusez pas le passé, vous êtes faible encore. Puisque maintenant vous avez en moi plus de confiance, sinon d’amitié, permettez-moi d’organiser l’arrangement de vos jours.

— Je veux bien, fit la pauvre créature, horriblement lasse d’un si long effort.

— Alors, je vous soumettrai un projet. S’il vous agrée, nous l’adopterons ; sinon, il sera modifié dans le sens de vos désirs… Maintenant, je vous conseille de sortir, de vous promener sur la grève, au bord des lames mourantes. Vous trouverez en ce calme paysage le repos moral dont vous avez besoin.

— Peut-être…

— Ne cherchez ni visions, ni rêveries ; les premières sont fausses et peuvent être l’unique résultat d’hallucinations maladives, les autres sont dangereuses… Je voudrais vous voir rire ainsi qu’un enfant, prendre sur le sable des coquilles et des algues, cueillir des myrtes et des grenades.

— Oui, vous avez raison. Je vais porter aux blessés des fleurs et des fruits presque chaque jour. Les pauvres Slaves surtout m’inspirent pitié. Ils sont si loin de leur famille !

— Les Kouraniens blessés ne sont pas mieux partagés !

— C’est vrai. Je vais vers les autres d’abord, parce que, étant les ennemis, ils sont moins aimés ici, et puis, ils sont si reconnaissants, si doux… Voulez-vous venir avec moi ?

— Volontiers, je vous aiderai à porter vos provisions.

Fédor avait retrouvé son courage invincible pour la lutte, et son indomptable sang-froid. Il se croyait vainqueur de cette petite âme intuitive et rebelle à ses suggestions.

Il prit une corbeille et, sortant avec Roma, cueillit aux branches du parc les grenades rouges et jaunes, les oranges dorées.

Roma, maintenant, souriait, enfonçant son visage si pâle dans les myrtes blancs. Amaigrie et très fine, elle avait l’air d’une fillette sur laquelle il aurait neigé.

Fédor ne pouvait s’empêcher de la suivre des yeux avec attendrissement.

Ils arrivèrent au bâtiment des remises, converties en salles d’ambulances.

On avait aménagé là des rangées de lits et décoré les murs avec toute la gaieté possible. Cet emplacement avait été préféré au château, à cause de sa facilité d’accès, de l’absence aussi de toute tenture et de la hauteur des plafonds.

Plusieurs religieuses, aidées de femmes du pays, se multipliaient. On avait envoyé un train la veille, et une centaine de malheureux blessés étaient étendus sur des couchettes improvisées. Les médecins, venus de la ville voisine, s’étaient empressés d’accourir et de se mettre aux ordres du comte Rumka.

Le peuple s’empressait de tout cœur envers les victimes de l’horreur des guerres.

Roma et son compagnon entrèrent.