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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/33

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Beaucoup de blessés étaient trop malades pour songer à autre chose qu’à leur mal. Ils demeuraient les yeux clos, abrutis de souffrance.

D’autres, pansés avec soin, gardaient la force de sourire, de tendre leurs pauvres mains, et la jeune femme allait vers eux, approchant de leurs lèvres brûlantes la fraîcheur de ses fruits. Elle leur faisait sucer des quartiers d’oranges.

Fédor remarqua, avec un geste d’impatience, qu’elle se rendait d’instinct vers les lits où reposaient les Slaves. Elle leur parlait avec une infinie douceur ; à peine la comprenaient-ils, mais l’accent et le geste caressant suffisaient à les extérioriser, un instant, de leur douleur.

À quelque distance, un jeune homme la suivait ardemment de ses yeux creusés, fiévreux. Il avait un bras enfermé de bandages, mais il tendait l’autre vers Roma avec une supplication muette d’une puissance indicible.

Sur le pied de son lit, on voyait un dolman d’officier d’Alaxa, et, au-dessus de sa tête, était suspendue sa croix de l’ordre de gloire au ruban d’azur, de sable et d’argent.

— Ah ! fit-il, avec joie, quand elle fut près de lui, enfin !… J’avais si peur que vous ne m’ayez oublié !

Il parlait un pur français et il la regardait avec extase.

— Je vous en prie, dit-il, venez tous les jours. Ma fièvre me brûle moins quand vous êtes là… Laissez-moi seulement baiser le bout de vos doigts.

Elle lui avait donné une rose et quelques grains de grenade. Il ne pouvait détacher ses yeux d’elle.

— Savez-vous, dit-il, pourquoi je vous aime et vous vénère si ardemment ?

— Parce que je vous apporte un peu de distraction, répondit-elle en souriant.

— Parce que vous ressemblez à notre adorable souveraine, Yvana, que ces bandits ont tuée. Vous avez son sourire et sa voix…

Le prince Fédor s’était rapproché. Ses doigts se crispaient sur la corbeille d’osier qu’il tenait. Il posa la main sur le bras de la jeune femme :

— Venez, Roma, dit-il. Cet homme a le délire.


IX

ONCLE ET NIÈCE

La tendresse respectueuse de Fédor Romalewsky commençait à vaincre les préventions de Roma. Elle lui parlait avec plus d’abandon et ce fut presque avec joie qu’elle consentit à fixer le jour de leur départ.

— Alors, vous trouvez que la France est le pays que je dois adopter pour m’y fixer, prince ?

— Oui. D’abord, parce que le climat est plus agréable ; ensuite, les Français, accueillants, aiment les étrangers on peut vivre chez eux sans formalités de passeports, sans vexations à redouter. Habiter la Kouranie est pénible pour vous et moi, nous y avons de trop douloureux souvenirs.

— J’aurais désiré résider à Arétow, il me semble.

— Quelle bizarrerie ! Vous y souffririez plus qu’ailleurs. Votre mari y avait fort peu de famille, il a disparu de votre vie, il est naturel de vous rapprocher des vôtres. Moi, j’ai horreur de ce pays, vous y seriez isolée, mal vue parce que Kouranienne, et, à chaque instant, froissée dans vos sentiments patriotiques.

— Où donc vivions-nous, mon mari et moi avant ?…

— Dans une garnison du Nord, à Tornwald, pays affreux où la neige couvre la terre neuf mois de l’année.

— Je voudrais y retourner.

— Pourquoi ?

— Afin d’essayer de retrouver des souvenirs. Peut-être, en regardant des choses qui me furent connues, éveillerais-je un écho…

— Je vous y conduirai si vous le souhaitez, accepta Fédor sans l’ombre d’hésitation.

Il avait lancé ce nom de Tornwald au hasard, bien sûr que sa « pupille » ne pourrait reconnaître une ville où elle n’avait jamais passé.

— Vous êtes bon, fit la jeune femme émue d’une si infatigable complaisance. Puisque vous consentez, nous irons à Tornwald avant de nous rendre en France.

— Aucun de vos désirs ne sera jamais entravé par moi. Je dois vous prévenir que le voyage sera long et pénible, à cause des mauvais chemins, dépourvus la plupart du temps de moyens de communication.

— Qu’importe !

— Je vous y accompagnerai donc, si la fatigue et les incommodités d’un séjour là-bas ne vous effraient pas. Ensuite, nous nous embarquerons au port le plus proche pour atteindre une côte française. La France fut la patrie de votre mère. J’arriverai peut-être à retrouver une trace… Vous pourrez passer les hivers à Paris ou à Nice, les étés dans une villa située à l’endroit qui vous plaira. Votre père s’était, je crois, marié en Auvergne.

— Oh ! alors, c’est là que je veux aller ! s’écria Roma avec empressement.

Fédor détourna la tête. Cette pauvre créature souffrait plus qu’une autre de son isolement familial.

Dès lors, la jeune femme resta à rêver des heures, les yeux sur la mer puis elle alla fouiller la bibliothèque d’Etchingen.

On lui avait interdit de retourner aux ambulances, parce que, disait-on, il venait de s’y déclarer une épidémie de variole, — en réalité parce que Fédor ne le voulait plus.

Une fois, le prince surprit sa « pupille » absorbée par une lecture, qui semblait la passionner, tant elle y était attentive. Il vint en souriant s’asseoir près d’elle, sur le banc rustique où elle s’était reposée, sous un bosquet de jasmins.

— Voulez-vous faire une promenade ? demanda-t-il avec sa douceur habituelle. Vous lisez trop… Comment s’appelle l’heureux roman, capable de captiver à ce point votre attention ?

— Ce n’est pas un roman, c’est l’histoire d’Alaxa… C’est intéressant au-delà de tout.

— Une chose aussi abstraite ne saurait vous plaire. Laissez donc, je vous prie, ces récits bourrés de dates. Sortons, la grève est exquise à cette heure.

Elle quitta le livre à regret.

Familier et souriant, Fédor prit la main de Roma et la passa sous son bras.

— Venez voir le retour des pêcheurs, dit-il. Regardez là-bas les voiles rousses en route vers le port.

— Vous savez par cœur l’histoire que je lisais ? fit-elle sans vouloir se laisser distraire. Sûrement, vous l’avez apprise autrefois.

— C’est un long récit, de crime.

— Oh ! et d’héroïsme. Tenez, l’empereur Alexis, quel conquérant !

— Notre plus mortel ennemi, ma pauvre enfant.

— Par la force des choses. Ce n’est pas lui qui a inventé la guerre… Il est brave, chevaleresque, superbe !

— C’est à lui que nous devons tous nos malheurs, la mort de votre père, celle de mes parents bien-aimés, la ruine de notre pays. L’homme que vous admirez est un tyran dont le trône a été scellé dans le sang de ses victimes… Pouvez-vous trouver logique qu’un être humain…

— Marqué par Dieu…

—…Marqué par l’hérédité, conduise au gré de ses caprices des milliers d’autres humains, aussi capables, aussi intelligents que lui, ses égaux, en somme, fils de Dieu comme lui ?

— La royauté est une institution divine. Le Christ se soumit aux lois de César. Le peuple Israélite avait ses rois.

— Aussi édifiants que les rois modernes, précisément. Mais pourquoi, chère enfant, voulez-vous discuter des questions que les plus profonds politiques et législateurs ne peuvent trancher ? Vous surmenez votre cerveau fatigué encore. Voulez-vous que je vous raconte une bien jolie légende, moi ?

— Non. Je n’aime que les histoires vraies ; ce n’est pas la peine, ainsi que vous le dites, de fatiguer mon cerveau anémié avec des fictions.

— Voulez-vous que l’on vous apprenne l’art de connaître les plantes et de nommer les étoiles ? Voulez-vous que je vous dise des poésies françaises en attendant les distractions de Paris ? Là, vous visiterez les musées, vous irez à l’Opéra. Il faudra apprendre la musique, le chant.

— Avec les deuils profonds qui m’accablent, je ne m’en sens pas le désir.

— Dans un an, vous n’aurez plus à étendre sur vous ces crêpes légers, mais tristes. Je vous répète, mon enfant, que l’époux enfui ne mérite que peu de regrets.

— Puisqu’il n’est plus et que j’ai tout oublié, à quoi bon le ternir ?

— À ôter de votre âme des chimères. Nul plus que moi n’a souffert dans le tourment que je viens d’éprouver. Il est plus terrible que le vôtre, puisqu’il est double et que mon souvenir le fait revivre à toute minute dans ma pensée. Cependant, je m’efforce de suivre la loi de nature, de recommencer le printemps quand la saison est venue, et cela à cause des autres, de l’entourage vivant de nous tous.

— De nous tous… répéta la jeune femme, rêveuse.

— Quand je suis seul, je redeviens libre de retourner avec mes morts, et encore le fais-je rarement, car la pensée ne doit pas vagabonder sans but ni se perdre en songeries vaines ; elle doit préparer les actes dans la solitude et la réflexion.

— Je n’ai rien à préparer, puisque vous décidez pour moi.

— Vous avez toujours une logique cruelle mais je n’impose pas, je soumets des idées. Quand voulez-vous partir ?

— Le bon Rumka se désole. Je ne voudrais pas lui causer de peine.

— Prenez une occasion. Rumka attend des amis le mois prochain, profitez de leur arrivée pour partir.

— C’est juste. Voyez, il est plus parfait de vous voir conclure. Rosa nous suivra ?

— Si vous le souhaitez.

— Elle a pour moi un peu d’affection.

— Elle vous suivra. La pauvre femme n’a d’ailleurs pas d’asile. Narwald était sa maison ; ses fils appelés sous les drapeaux ont disparu.

Les deux promeneurs étaient loin maintenant d’Etchingen. Leur causerie les avait empêchés de penser à leur marche. Les bateaux de pêche venaient sa ranger au port, l’angélus sonnait au clocher du village, et, au loin, du côté opposé à la mer, se profilait une longue bande de montagnes rosées par les touffes de rhododendrons et de bruyères fleuries.

— L’admirable pays ! remarqua Roma. J’ai déjà, je crois, vu ces choses ; mais les horizons de neige dont vous me parliez, je ne les conçois pas. Narwald et Sarepta avaient-ils cet aspect ?

— Moins gai. C’est le nord de notre Kouranie. Les montagnes sont couvertes de sapins sombres, les myrtes ne peuvent fleurir, les orangers sont en serre l’hiver, les gens sont moins vifs et leur costume est moins éclatant… À propos de costume, il faudra songer au vôtre pour le voyage que nous allons entreprendre.

— Oh ! cela importe peu.

— Vous êtes exquise ainsi dans ces longues robes de crêpe blanc. Mais ce serait peu pratique en route. Voulez-vous me faire l’honneur de m’accompagner à la ville le jour qui vous conviendra, afin de vous y occuper de mode ?

— Non, je ne souhaite pas aller en ville, Rosa pourra choisir ce qui sera en rapport avec les circonstances. N’est-il pas d’usage d’être vêtue de noir, quand on est veuve, comme moi ?

— En France, oui.

— Alors, je me conformerai aux usages du pays que nous habiterons… Je voudrais passer inaperçue.