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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/41

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— Vous êtes socialiste, remarqua Yolande en souriant.

— Absolument, mademoiselle. Ni frontières, ni guerres : la grande famille des fils de Dieu !

— Ce serait sublime, fit Paul, rêveur. Mais vous dites avoir la haine de votre ennemi. Cela concorde peu avec la théorie de fraternelle miséricorde…

— Évidemment, mais cette haine se changera en amour quand il n’y aura plus de tyrans pour conduire au meurtre des naïfs et des misérables, dressés par l’habitude des siècles de servitude.

— Notre régime est juste et bon, monsieur, objecta Paul, scandalisé. L’empereur est le père de ses sujets…

— Qu’il envoie se faire tuer avec ordre, avant de tuer le plus possible les autres. Votre empereur est odieux en notre siècle ; un absolutiste, un être dont la volonté gouverne des millions de volontés, une intelligence qui atrophie à son profit des millions d’intelligences.

— Sa législation est toute paternelle.

— Quel droit a-t-il de faire des lois ? Il est homme, soumis par suite aux lois naturelles. Qu’a-t-il de plus que ce garçon de café qui nous sert ?

— La marque divine. Depuis huit cents ans, ses ancêtres règnent…

— Et, depuis autant de temps, les ancêtres de ce garçon servent… Qu’est-ce donc alors que la roue de la fortune, si elle ne tourne pas pour donner à chacun son heure ?

— Mais il faut une tête pour penser et des bras pour exécuter.

— À chacun son tour, monsieur. Votre empereur actuel est intelligent, il peut avoir des qualités de conquérant ; mais qu’est un conquérant si ce n’est un voleur ? Il fait en grand ce que ferait un malfaiteur qui, bien armé, s’en irait trouver un voisin plus faible, le tuerait, ainsi que sa famille, et, s’installerait dans son bien. Celui-ci serait réprouvé, condamné, exécuté, tandis que le conquérant est couronné, glorifié, acclamé !

— Non, monsieur, ce n’est pas cela. Votre comparaison est hors de sujet. Nous avons pris des pays limitrophes pour les protéger, les civiliser. Les Kouraniens étaient des sauvages. Ils l’ont bien prouvé, en se battant contre toutes les lois internationales !

— Il n’y a pas de lois pour se défendre contre l’attaque. Si, en ce moment, un homme venait vous imposer une chose quelconque, fût-ce une protection, vous lui jetteriez cette carafe à la tête, je pense. On se défend comme on peut, monsieur.

— Ah ! voici maman, fit Yolande, heureuse de voir se terminer une conversation près de tourner à l’aigre.

— Et voici ma nièce, ajouta le prince, montrant une victoria superbement attelée, qui venait de stopper devant le perron du parc.

Georges Iraschko en descendit. Il salua avec un sourire heureux et allait s’éloigner, lorsqu’il aperçut le prince.

Les deux hommes se serrèrent la main.

— Venez-vous, mon oncle ? dit Roma.

— Volontiers, chère enfant. Madame de Riffemont, mes hommages. Ma nièce avait hâte de vous revoir ; vous lui manquiez. Aussi, dès votre lettre, a-t-elle couru à Riom, au-devant de vous.

La dame de compagnie, assise près de Roma, répondit en souriant :

— À moi aussi, le retour est doux. Prince, montez donc.

— Tout à l’heure, Roma, voici la marquise de Montflor et sa fille qui viennent vers vous. Ne voulez-vous pas leur parler ?

— Volontiers. Vous savez, Magda, ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Riffemont, ce sont nos naufragées d’hier, dont je vous parlais en venant.

— Dites plutôt « pannées », interrompit Georges Iraschko.

Roma descendit légèrement de la victoria, pour recevoir la comtesse qui s’approchait.

— Je suis heureuse, madame, de vous revoir, dit Mme de Montflor ; vous nous avez rendu hier un bien grand service.

— Ce serait discutable, répondit en riant Roma. Si un témoin indifférent avait pu juger l’aventure, il nous donnerait, je crois, quelques torts. Nous avons été la cause initiale du dommage.

— Vous, non, à coup sûr, intervint Paul Karakine ; vos chevaux, peut-être.

— Nos bêtes ne sont pas vingtième siècle. Elles sont d’Auvergne, dignes du temps où Guy de Châtel-Guyon commandait le pays du haut de sa forteresse. Elles ont peur des modernes machines.

— Oh ! moi aussi, approuva la marquise. On ne m’y reprendra plus à monter en auto ! J’espère avoir le plaisir, madame, de me présenter chez vous un de ces jours, quand je pourrai marcher ou me faire conduire en voiture.

— Ne prenez pas cette peine, madame, dit Roma conciliante ; les côtes de Tourleven sont bien escarpées. Je viendrai au-devant de vous de préférence.

— Vous renversez les rôles.

— Non, seulement les autos… Est-ce convenu ? Je viendrai demain de bonne heure, pour ne pas entraver votre traitement.

Sur ces mots, la jeune femme remonta en voiture, salua avec un regard circulaire et donna le signal du départ.

Près d’elle était sa compagne qui ne s’était pas dérangée, et le prince Fédor se plaça en face, sur le strapontin.

Le groupe regarda un instant l’attelage filer à belle allure, malgré la montée assez raide en cet endroit.

— Eh bien, dit Jean de Montflor, qui venait de sauter de l’impériale du courrier devant le bureau du chemin de fer, vous semblez tous en arrêt. Devant quel gibier ?

— Une adorable gazelle aux yeux de velours, répondit Georges.

— Oh ! oui, ta conquête… Vous savez, mes amis, je vous dénonce ce lâcheur ; il a eu le courage de me planter en panne à Riom après avoir accepté mon aide tout le long du chemin pour remorquer sa roulotte cassée. Et cela, parce que, de loin, la belle dame de Tourleven a fait un signe d’appel.

— Ah ! Ah !

— Oh ! quand il a aperçu ce geste flatteur, il m’a oublié comme un rouage inutile et a couru, telle une autre gazelle, pour se caler honteusement en vis-à-vis des deux dames dans leur voiture.

— Jaloux ! fit Yolande.

— Parbleu ! Il y a de quoi. Je n’ai jamais vu, de ma vie, une aussi ravissante créature.

— Ni moi, approuva Georges.

— Elle est en tous cas bien plus agréable que son oncle, le prince kouranien, conclut Paul. Voilà un monsieur qui ne me va guère.

— Mais il est des plus intelligents, riposta Georges. Nous avons causé ensemble avec grand intérêt, hier, chez lui. C’est un parfait homme du monde, connaissant toutes les capitales, très érudit, très intéressant à écouter.

— Il m’a parlé comme un socialiste !

— Il l’est peut-être, ce n’est pas un crime. Ce ne sont pas nos idées, voilà tout. Mais beaucoup de princes étrangers sont ainsi par les temps où nous vivons. Cette cause-là serait très belle si tout le monde l’entendait raisonnablement.

— Toi aussi ! s’écria Paul comiquement. Oh ! l’effet des beaux yeux noirs de gazelle !


XVI

LA VOYANTE

L’automne, la douce saison calme, entrait par la porte-fenêtre de la salle à manger de Tourleven.

Des feuilles rouges de vignes et de pêchers, chassées par le vent, venaient se poser comme des oiseaux sur la natte d’alpha tressée, où elles mettaient une note plus chaude.

Trois convives seulement étaient à table : le prince Fédor Romalewsky, sa nièce, et entre eux, Mme de Riffemont.

Le maître d’hôtel servait sans bruit, Fram assis près de sa maîtresse, attendait, confiant, les gâteries qui tombaient à chaque service dans sa gueule ornée d’un râtelier à faire rêver les intrus.

— Quelles sont vos intentions pour cet après-midi, ma chère Roma ? demanda le prince.

— Descendre à Châtel-Guyon, et aller à l’hôtel où sont les Montflor.

— Cela vous amuse ?

— Un peu. Il y a là deux fiancés intéressants. Deux êtres qui s’aiment, c’est toujours joli. Voulez-vous venir avec moi, Magda ?

— Si vous n’avez pas besoin de moi, non, chère madame ; je n’ai pas encore ouvert ma malle.

— C’est juste. Vous rentrez de voyage. Reposez-vous.

— Si vous voulez de moi, je vous accompagnerai, dit Fédor. Songez que je vais bientôt partir.

— Cela ne changera guère vos habitudes : vous êtes toujours entre deux voyages.

— Oui, puisque ma vie est arrangée ainsi.

— C’est vous qui l’avez arrangée ainsi, dit Roma un peu amère. N’avez-vous pas même arrangé ma vie à moi ?

— Ingrate ! répondit le prince. Ne cherché-je pas en tout votre intérêt et votre bonheur ?

— Peut-être !… J’ai, en effet, extérieurement, tout ce qui pourrait rendre heureuse une autre âme. Mais est-ce ma faute, s’il y a un trou dans mon cœur ?… un trou noir d’où jamais ne jaillit une étincelle ? La nuit, je rêve des choses étranges, impossibles. C’est comme un dédoublement d’existence ; je suis ailleurs, je ne suis plus moi…

Fédor s’irritait.

— Ne creusez donc pas éternellement votre âme ! Vous usez vos facultés à force de psychologie, le mal triste. Vous manquez de distractions, ici. Cet hiver, j’ai résolu de vous mener à Paris, de vous conduire au théâtre, aux concerts. Vous visiterez les expositions d’art, les magasins ; ce seront de nouveaux éléments de pensées.

» Et, ajouta-t-il mentalement, après six ans, je pense qu’il n’y a aucun danger de rencontrer des compatriotes… L’oubli va vite !… »

Roma répondit d’un air las :

— Je ne tiens pas à aller à Paris. Je ne m’ennuie jamais. La souffrance que j’ai, ancrée en moi, me suit partout… C’est comme si mon cœur mourait de faim.

Agacé, Fédor chercha une diversion en portant ses yeux sur le parc.

— Tiens, dit-il, voilà un cycliste qui escalade nos lacets. Il a un véritable mérite et de solides jarrets pour aborder une pareille pente. Eh ! il me semble reconnaître notre chauffeur malheureux de l’autre jour.

— Pourquoi vient-il à ce moment de la journée ? Il est à peine une heure.

Georges Iraschko venait de sauter de machine devant la porte grande ouverte donnant sur la terrasse. Il avait en mains un paquet de journaux.

Il entra simplement :

— Pardon, dit-il, j’espère ne pas vous déranger, madame. Mais, fidèle à mon rôle de début, je joue encore en ce moment le courrier. Toujours le sport !

— Avec une variante de véhicule, dit Roma en souriant, pendant que Georges et le prince, échangeaient une poignée de main.

— Asseyez-vous et prenez une tasse de café. Avez-vous déjeuné ?

— Oui. Il y a une demi-heure. Je suis venu sur ma machine pour vous prévenir à temps.

— De quoi ?