Aller au contenu

Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Vous avez bien voulu annoncer votre visite à notre amie Mme la marquise de Montflor… Elle avait complètement oublié de vous dire que nous devions partir au lac de Tazenat et elle a craint que vous n’arriviez en son absence à son hôtel. Alors, moi, j’ai saisi l’occasion de me montrer une fois de plus votre serviteur, madame, Je suis le messager de nous tous pour vous prier de vous joindre à nous dans cette promenade.

— Acceptez, Roma, acquiesça Fédor, heureux de la diversion qui s’annonçait pour la jeune femme. Je suis sûr que vous n’êtes pas encore allée jusque-là ?

— C’est vrai. Alors, veuillez faire atteler, prince.

Et, se tournant vers Georges :

— Nous vous emmènerons, monsieur.

— J’avais bon espoir en votre amabilité pour nous faire le plaisir d’être des nôtres, madame. J’ai avisé Mme de Montflor et sa fille que nous les retrouverions là-bas. Maintenant, voici vos journaux, prince.

— Facteur à présent ? fit Roma.

— Parce qu’en bas de votre parc sur la route, à l’endroit néfaste — où vous savez — le pauvre diable de facteur s’était jeté avec sa bicyclette sur une pierre coupante, et je l’ai trouvé là, en panne, essayant de boucher la fissure de son pneu.

— Je devine la suite.

— Me voyant prendre vos lacets, il s’est écrié :

« Dites donc, confrère, je suis en panne, vous voyez. Puisque vous montez à Tourleven, portez donc les journaux, voulez-vous ? Comme ça, on n’attendra pas là-haut… » J’acceptai de grand cœur la commission du messager aux pieds nickelés.

« Et voilà, madame, comment je suis chargé d’un service d’État, investi d’une mission officielle. »

Roma souriait, prenait les gazettes.

— Il y a des journaux d’Arétow, à ce que j’ai vu, dit le jeune homme, d’Arétow, notre patrie…

Il dit ces mots avec une intonation très douce, voulant évoquer entre eux un lien.

— Il y a même des feuilles de nuances très différentes, accentua Fédor. Je lis, moi, l’Avenir du Monde. Et ma nièce s’est abonnée, je ne puis comprendre pourquoi, à la Voix du Jour, qui est le Moniteur officiel de l’empire.

— Tandis que l’Avenir est le journal d’opposition, fit Georges… Je reçois, moi, le Bulletin de la Cour. Je me fais suivre à toutes postes restantes, où je dois passer, par mon courrier. De la sorte, je sais les nouvelles et demeure au courant des ordres de service.

— Vous avez sur vous ce journal, monsieur ? demanda Roma.

— Non, madame. Mais s’il vous intéresse, je cours le chercher.

— Pas si vite. Vous me l’apporterez à une de vos visites.

— En quoi ce journal spécial peut-il bien vous intéresser, Roma ? insista Fédor.

— Cela m’intéresse, mon oncle, je ne saurais vous dire pourquoi, mais c’est ainsi. J’aime tout ce qui est militaire, impérial…

— Tenez, dit Mme de Riffemont, qui avait déplié la Voix du Jour, voici un cliché de la grande revue de septembre à Arétow, voyez. Cela doit être superbe, un pareil déploiement de soldats symétriques et brillants.

— Et tellement inutiles ! dit Fédor en haussant les épaules. Une parade écrasante pour les pauvres diables qui en font les frais ! Écoutez ce que dit l’Avenir du Monde :

« Jeudi a eu lieu la grande exhibition annuelle de la revue. Le maître absolu, l’homme de bronze est arrivé à cheval, suivi de son lionceau déjà altier comme son digne père, et par ses acolytes empanachés. Il a parcouru le front des troupes, a terminé par ses phrases creuses habituelles après le flon-flon de la musique, et… »

— Oh ! c’est odieux ; s’écria Georges, frémissant ; j’en ai vu, moi, de ces revues… Le peuple est enthousiaste, les régiments sont fiers et joyeux, l’empereur est juste et bon… Quel mal font des récits pareillement dénaturés !

— Ils éclairent. Il faut à toute balance un équilibre, riposta Fédor.

— Voici maintenant la contre-partie, dit Mme de Riffemont. C’est la Voix du Jour qui parle :

« La revue de septembre a eu lieu sous un soleil resplendissant d’automne ; les troupes, d’une tenue parfaite, respiraient la force calme et confiante. Sa Majesté l’empereur Alexis est arrivé à cheval, suivi pour la première fois de Son Altesse Impériale le jeune prince Rorick, qui a été longuement acclamée.

« L’enthousiasme populaire fut porté à son comble quand l’empereur, après avoir parcouru les lignes, exprima sa satisfaction d’un pareil ensemble et accorda des récompenses en annonçant une grande fête militaire dans les casernes en l’honneur du prince Rorick, dont on célébrait le dixième anniversaire.

« Dans la soirée, Son Altesse Impériale a parcouru les casernes, où un repas de gala était servi aux soldats. Il se mêla à eux, causant avec la simplicité digne et naturelle de sa race vieille de huit siècles… »

Roma dévorait des yeux la lectrice… Une flamme brillait dans ses larges prunelles de velours, tandis que l’émotion — une émotion inexplicable — faisait battre son cœur.

— Encore ! dit-elle quand Mme de Riffemont s’arrêta. Parlez encore du prince Rorick… Je l’ai aperçu à Arétow, dans le parc du palais… Il était beau… adorable, cet enfant… aux longues boucles sombres, aux yeux illuminés de naïves tendresses…

Et la jeune femme, comme en rêve, semblait évoquer une image qui la bouleversait d’un étrange et mystérieux émoi.

Elle regardait au loin, en extase…

Nerveux, Fédor s’approcha de Roma et lui prit le bras. Il comprenait ce qui se passait en cette âme inquiète, tourmentée, qu’un reste de l’ancien « moi » faisait vibrer d’un amour lointain, comme enseveli, et dont quelques étincelles venaient de jaillir des cendres lourdes qu’avaient jetées la volonté et la haine des Romalewsky…

Il lut en Roma et il voulut l’arracher au songe.

— Venez, ma chère nièce, fit-il. La marquise de Montflor doit nous attendre au lac. Ne voulez-vous pas vous préparer ?

Sans répondre, comme une automate, Roma se leva et, suivie de Mme de Riffemont, elle gagna sa chambre.

Sa fidèle camériste, Rosa, lui passa un léger costume de batiste écrue, ajouré de broderies de Tananarive, lui présenta un chapeau souple de Panama orné d’un foulard blanc à pois bleus, lui boutonna des bottines de chevreau blanc claqué de vernis jaune et lui offrit des gants de peau de Suède crème.

Mais Roma était loin de sa toilette. Ces détails lui importaient peu. Elle se laissait habiller… Son esprit retournait au palais d’Arétow, où le bel enfant qui jouait auprès des dames d’honneur lui avait causé une si violente émotion…

Tout à l’heure, pourquoi cette simple évocation du prince impérial lui causait-elle une si poignante angoisse ?…

Roma ne pouvait comprendre… Et pourtant elle essayait d’analyser, d’expliquer… de déduire… Son cerveau se débattait dans une sorte de chaos, de cauchemar, de nuit sinistre, où tout se confondait, se déformait : souvenirs, images, pensées, tendresses, élans !…

Elle sentait que derrière cette nuit il y avait une lumière resplendissante, un passé radieux…

Mais elle avait beau concentrer toute sa volonté, toutes ses forces psychiques, elle ne parvenait pas à sonder ce passé, à relier ces fils ténus, imprécis…

Et cette inutile tension de tout son être vers un mystère implacable, à peine pressenti, était atrocement douloureuse.

— Laissez-moi, Rosa, dit enfin la jeune femme lorsqu’elle fut prête…

Et elle vint s’accouder sur la cheminée de sa chambre où, dans deux cadres dorés, vivaient les regards de deux photographies…

Fiévreuse, elle contempla ardemment les deux figures : celle d’un homme vêtu d’un uniforme militaire, superbe de prestance, et celle d’un enfant aux traits ingénus et charmants…

On eût dit qu’à force de vouloir elle cherchât à arracher aux deux portraits, qui l’impressionnaient si fort, leur secret.

Elle était absorbée au point qu’elle n’entendit pas frapper à sa porte plusieurs fois et fut surprise par l’intrusion brusque de son oncle.

— Les chevaux s’impatientent, Roma, ne venez-vous pas, mon enfant ?

À ce moment, il aperçut sur la peluche de la tablette de cheminée les deux photographies. Il comprit, pâlit de colère, eut un geste pour saisir les portraits, les briser…

Roma se plaça devant Fédor, menaçante :

— Ne les touchez pas !… Je suis ici chez moi… Je ne veux pas que vous osiez ainsi m’épier… Je ne veux pas… Entendez-vous ?

Elle était haletante d’émotion, de colère.

Il réprima un geste violent.

— C’est de la folie d’avoir dans votre chambre les photographies de nos pires ennemis… de ceux que je hais !… Prenez garde !

— Pour moi ou pour eux ? fit-elle, agressive.

— Pour tous ceux que je hais… Ne savez-vous pas que j’ai sans cesse devant les yeux les drames de Kouranie, les horreurs que cet homme dont vous admirez le portrait a ordonnés… Mon père, ma mère assassinés par ses ordres…

— Non par ses ordres, par ses soldats, peut-être… Et puis, que vous importent mes préférences ? Moi, d’instinct, je l’aime, votre empereur, votre ennemi, et j’adore ce petit Rorick, si beau, si brave, déjà… Que m’importent vos rancunes et vos haines, à vous qui vous imposez à moi… qui me racontez mon histoire ? Dites-vous vrai ?… Suis-je ce que vous dites ?

Stupéfait, Fédor ne répondit pas. Une indicible fureur montait en lui.

— Vous prenez à tâche de me braver, Roma, fit-il. Je vous le répète, prenez garde !

— Fédor ! Ne menacez pas, c’est inutile… Vous savez que je ne crains rien. Je ne tiens même pas à la vie… Je vous en veux presque, à vous et à votre frère Boris, de m’avoir arrachée à la mort.

— Ingrate !

— Vous avez rendu la vie à mon corps… mais ma pensée et mon cœur sont morts… Est-ce vous qui avez éteint mon intelligence ?

Fédor arpentait nerveusement la chambre.

Ses doigts craquaient, il les serrait si fort, que la pierre d’onyx sur laquelle étaient gravés ses armes, jaillit du chaton d’or qui la griffait dans une bague. Ses lèvres tremblaient.

— Votre cerveau est réellement malade, Roma. J’excuse votre exaltation, car vous n’êtes pas responsable.

— Je ne veux pas de pitié. Je suis libre d’aimer qui me plaît, sans vous reconnaître le droit de contrôler mes sentiments. Ce dont je ne suis pas responsable, c’est d’aimer vos ennemis, cette belle et noble figure d’Alexis et celle de son adorable fils… et de sentir parfois que je vous déteste vous-même !

— Vous prenez plaisir à me torturer ; ce n’est pas digne de votre cœur, bons pour tous… Vous savez que le but de ma vie a été désigné, invariable, par un passé de malheur. Vous refusez de vous y associer, soit. Mais ne me bravez pas.