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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/81

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Au moment de s’embarquer, il avait reçu un câblogramme du capitaine du Stentor :

« Arrivons à bon port baie des Tigres, escorte de nègres avec hamacs nous attendent. Prince Michel venu lui-même. Passagères en bonne santé. »

Cette dépêche avait réveillé les doutes de Boris.

N’était-ce pas mal, ce qu’ils avaient décidé, Boris et lui, d’envoyer Roma, cette adorable jeune femme, cette victime innocente, en Afrique, en ce pays lointain ; d’emmurer sa vie comme ils avaient déjà emmuré son âme et atrophié son intelligence…, d’avoir torturé son cœur en lui enlevant même le souvenir de ceux qu’elle aimait ?

N’était-ce pas un crime plus grand que de donner la mort ?

Agissait-il loyalement, en condamnant ainsi la jeune femme à ce nouvel exil ? Devait-il vraiment encore chercher la vengeance absolue ?… Son rôle d’homme comportait-il le pouvoir de se faire justice en ce monde ?

Boris restait très grave… Une effrayante angoisse le tenaillait… un remords même.

Arrivé à Kronitz, le trouble de sa conscience ne s’apaisait pas.

Sur la route qui conduisait à Narwald, au champ sacré où reposaient les restes de ceux pour lesquels il allait encore verser le sang, Boris sentait redoubler son angoisse.

Laisserait-il s’accomplir la douloureuse destinée de Roma ?…

Consommerait-il le dernier crime ? La mort de Georges était-elle nécessaire ? Son châtiment n’était-il pas suffisant de voir sa vie brisée, son bonheur détruit ?…

Tous deux chevauchaient en silence, tandis qu’en silence un tourbillon de pensées s’agitait.

Georges ne cherchait pas à réagir… Il s’abandonnait à sa destinée, ayant conscience de suivre une fatalité implacable qu’il ne pouvait fuir, dont il était le jouet…

Boris, lui, sentait qu’il était temps encore de reculer… d’empêcher ce qui allait être l’irréparable…

Sa bonté native montait de son cœur à ses lèvres, noyant toute haine. Le secret de Roma l’étouffait…

Plusieurs fois, il ouvrit la bouche pour parler. Un sentiment d’amour-propre le retînt… Puis la crainte d’être blâmé par Fédor, le frère aimé et vénéré, empêcha tout élan.

Alors, il se grisa de vitesse, mit au galop son cheval.

Georges suivit.

C’était une singulière préparation à une rencontre que cette course, car tous deux seraient également las, énervés, agités.

Après environ deux heures de chevauchée, Boris s’arrêta court. Georges l’imita. Boris descendit de son cheval. Son compagnon aussi.

L’écuyer, qui avait suivi, prit les brides des animaux et remit le paquet des armes à son maître.

Toujours silencieux, le Kouranien et l’officier s’avancèrent à travers bois.

Ils marchaient sans haine, maintenant, l’un près de l’autre, résignés, mélancoliques, écoutant machinalement le chant joyeux des oiseaux.

Des nids se formaient au-dessus de leur tête. Georges levait les yeux vers eux… Lui aussi, il avait rêvé de bâtir un nid…

Sur la mousse, le soleil se jouait ; ses rayons étaient déplacés par la brise qui faisait onduler les branches. La nature sentait bon, une joie venait dans les souffles du vent, dans les chants des oiseaux, dans les effluves des plantes. On respirait avec bonheur.

Les deux hommes marchaient sombres, le front courbé.

Ils touchaient l’enclos du repos. Les cyprès hauts et tristes dépassaient les clôtures ; la colonne blanche surmontée de l’aigle aux ailes éployées resplendissait entre les verdures.

Ils entrèrent. Jamais Georges n’avait revu ces lieux, cette forêt de Narwald où il fuyait après la nuit terrible… Il ne reconnaissait rien…

Il n’eût même pas reconnu le château de Narwald, où il était entré le soir parmi les lueurs d’incendie et l’ivresse sanglante des heures de carnage… Et le château avait disparu.

À sa place, des ruines sur lesquelles la nature toute puissante passait la paix de son nivellement… Plus loin, émergeant des frondaisons du parc, les toits ardoisés des hospices des enfants orphelins… Partout, la paix et l’oubli succédaient à ce qui avait été horreur et guerre…

N’y aurait-il donc qu’en ce champ sacré du repos qu’on ne pardonnerait pas ?… Devant ces tombes, cet ange en prière, aux ailes implorant miséricorde, que l’on n’oublierait pas ?

Le jeune comte se découvrit, très ému…

Là dormaient ses victimes… les victimes de la guerre maudite… les parents de Mariska… Mariska sa femme !…

Et là, à côté, les cinq croix noires des compagnons d’armes… les bourreaux involontaires qui avaient payé leur dette… qui avaient apaisé la colère vengeresse des frères Romalewsky…

Fédor l’avait dit : à côté de ces cinq croix, il fallait que, bientôt, s’en dressât une nouvelle : la sienne.

Mais cela n’effrayait pas Georges… Il ne tremblait pas…

La mort le libérerait de ses tortures morales…

Kalir, le gardien du campo-santo, se tenait devant la grille. Un homme était prosterné au pied du mausolée…

Au bruit que firent les arrivants, il se leva.

— Fédor !…

— Boris !…

Les deux frères s’élancèrent aux bras l’un de l’autre.

Pendant cette étreinte et quelques mots échangés à voix basse, Georges regardait les cinq croix érigées autour du tombeau principal, et s’approchant, il vit la sixième, étendue à terre…

Elle portait son propre nom…

— Finissons-en, fit-il.

Fédor tenait les deux épées égales…

— Choisissez, dit-il à Georges.

Le jeune homme prit au hasard la première venue.

Ils s’alitèrent devant la colonne de marbre. Le soleil les frappait également de côté. Fédor joignit les pointes, se retira sans prononcer le traditionnel : « Allez, messieurs. »

Aucune voix d’outre-tombe ne venait interrompre ce crime inutile.

Georges, las, dès le premier assaut, affaibli depuis de longs jours, se défendit mollement, parant à peine, sans riposter.

— Défendez-vous donc ! cria Boris, irrité, tandis que l’épée s’échappait des mains du comte.

Un repos était nécessaire. Kalir apporta de l’eau-de-vie. Georges but machinalement et ramassa son arme.

Un merle penché sur l’aile de l’ange sifflait, une pie traversa le champ clos.

— Allez, dit Fédor.

Georges fit un effort, attaqua avec une fougue puisée dans le liquide qui lui brûlait la poitrine. Boris para. Lui aussi, hésitait. Il savait qu’il fallait en finir, mais toujours reculait la minute suprême…

On aurait dit, à voir ses yeux levés rapidement vers l’ange, entre deux ripostes, qu’il attendait un avis céleste, un signe de pardon, un miracle apaisant les colères et les vengeances…

Les adversaires durent encore s’arrêter. Fédor s’impatientait, anxieux de prendre la place de son frère mais celui-ci le repoussait :

— Non, ce ne serait pas loyal.

Encore ils s’alignèrent et Fédor dit en regardant Boris avec autorité :

— Va !

Un choc eut lien.

Georges chancela, l’épée de son adversaire venait de se briser au ras de sa clavicule, un morceau de fer lui traversait la gorge. Kalir s’élança, soutint le jeune homme, retendit sur l’herbe.

Il ouvrit encore les yeux. Une expression d’infinie douceur se peignait dans son regard. Il essaya de parler, mais un flot de sang lui coupa la parole.

Fédor entraîna, son frère, pâle et glacé.

— Et, maintenant, dit-il, élevons la sixième croix !…

. . . . .

Le soir de ce jour, deux moines, nommée Mark et Josef, vinrent à la maison du gardien du campo-santo.

Ils en ressortirent peu après… Ils emportaient sur une civière, avec de grandes précautions, un corps sans mouvement…

. . . . .

Ils reprirent ainsi le chemin de leur monastère.


QUATRIÈME PARTIE

Du Rêve à la Réalité


I

À TRAVERS L’ANGOLA

Dans les plantations de Michel Romalewsky, on était en pleine saison des grandes pluies, c’est-à-dire en mars, et les tornades faisaient rage, ravageant chaque jour pendant trois heures d’horloge, avec une furie vengeresse, le travail humain.

À la villa Hélios, créée par Michel Romalewsky, à l’extrémité ouest de sa colonie, et qui abritait la ravissante pensionnaire que Fédor avait envoyée, régnait le plus parfait confortable et le charme d’entourage le plus prenant.

En cette zone, où la flore équatoriale s’unit à celle des bassins fermés de l’Afrique du Sud, la nature assemble des merveilles.

Arbres immenses, baobabs, euphorbes, mopanes, sycomores, orangers, nochéiras au rouge fruit exquis, nommé n’boto — l’abricot jaune du Congo, dont les indigènes produisent une boisson enivrante, — puis le santal parfumé, le camphrier, le caoutchouc…

Spécialement autour de la villa, s’élève une abondante et superbe plantation de ricins au large feuillage découpé.

Ces arbustes ne sont pas là sans raison : ils ont à remplir une mission dont ils sont coutumiers, sous tous les climats du reste : empêcher les moustiques de pénétrer dans les maisons.