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Page:Anjou - Le Prince Fédor, 1907.djvu/82

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La villa mérite son nom : Hélios (soleil). Tout y est lumineux : les tentures claires, les meubles laqués blanc et or, les nattes d’alfa tressé, au vif coloris, qui couvrent le sol, les murs en troncs d’arbres sculptés et peints.

Les plafonds, couverts de toiles représentant des sujets artistiques, offrent aux yeux une apparence de joie qui doit pénétrer le cœur, si toutefois celui-ci est assez impressionnable pour se laisser prendre aux sensations extérieures.

Que pensait Roma Sarepta en cet exil ?

Allongée sur le fauteuil de rotin dans la véranda, elle regardait la cascade des gouttes s’épandre, des arbres flagellés, sur les pelouses et les allées sablées de gravier rouge.

Un livre de France restait non coupé sur ses genoux. Fram, son chien fidèle, était roulé à ses pieds, couché sur un pan de sa robe.

Plus loin, devant une petite table, Mme de Riffemont, un jeu de cartes en main, alignait des « patiences ».

— Vous savez petite amie, dit-elle soudain, voilà dix fois que je recommence le « grand jeu », et dix fois je trouve la confirmation de l’ « événement extraordinaire » annoncé depuis six mois.

Roma haussa les épaules.

— Superstitieuse Magda ! Comment voulez-vous que ces petits cartons peints par vous, avec un art infini, certes, sur les tarots de Mlle Lenormand, aient une influence occulte ?

— Ils en ont, chère madame, et beaucoup. Tenez, tirez au hasard sept cartes de la main gauche.

— Non, Magda, je n’y crois pas.

— Erreur ! Les fluides magnétiques s’échappant de vous ont besoin d’être fixés, sans quoi, ils se perdent dans l’air, dans le sol, dans l’eau. Si je les capte sur mes cartons, ou dans le marc de café, ou dans le blanc d’œuf, je puis lire alors les événements devenus visibles pour mes yeux humains.

— Tous les événements de la vie, selon vous, sont écrits sur le plan astral ?

— Notre avenir est formé d’une série de tableaux cachés à nos regards imprécis.

— Sérieux ?

— Sûrement… Rien n’est arrivé, rien n’arrivera que ce qui est tracé dans le monde sidéral. Les figures, les scènes que nous ne pouvons voir sont transmises, par reflet, sur ces pauvres petites choses vaines que nous avons à notre disposition, et elles le seraient infiniment mieux par d’autres que nous ignorons… Comment expliquez-vous, par exemple, l’attitude de Fram, hier ?

Roma se mit à rire :

— Je ne l’explique pas. Vous aviez, en vérité, hypnotisé mon chien.

— Non, il voyait. La carafe d’eau placée sur la table réfléchissait un personnage que nous ignorons, mais Fram le voyait, vous dis-je ; il jappait, hurlait, bondissait, et toujours tombait en arrêt devant cette carafe. Vous avez vous-même été frappée de cette attitude.

— Oui ; mais j’ai eu beau fixer l’eau claire, je n’ai rien pu découvrir, moi.

— Les animaux voient des choses que nous ne soupçonnons pas, de même qu’ils sentent, par l’odorat, les qualités des gens…

— Des gens bons… acheva Roma moqueuse.

— Souriez, tant mieux ! Si vous saviez, petite amie, comme j’aime à vous voir sourire ! Depuis que nous sommes ici, vous paraissez mieux, bien mieux.

— Je suis aussi bien que possible, Magda. Je suis loin d’une mauvaise influence… Fédor m’était néfaste.

— Il vous aimait.

— Lui ? Ah ! non, certes. Il remplissait près de moi un rôle que je n’ai jamais pu définir, d’ailleurs. Il était le serpent de la Genèse… l’incarnation diabolique d’Astaroth…

— Voyons, douce âme du bon Dieu, ne dites pas telles folies ! Si vous saviez toutes les recommandations tendres que m’a faites votre oncle à votre égard !

— Oui : « Ne la laissez jamais seule, qu’elle pense le moins possible, qu’elle ne voie personne en dehors de ceux que je désigne, qu’elle ne corresponde avec qui que ce soit… » Bref, tenez bien en cage l’oiseau… C’est cela, Magda ?

— Comme vous dénaturez l’affectueuse surveillance…

— Ah ! oui, surveillance, voilà le mot. On me surveille… Mais pourquoi ?… Suis-je dangereuse ?… Suis-je insane ?…

— Non ? On vous observe et on vous soigne, tout simplement.

— Pourquoi ne suis-je pas libre ?

— Vous l’êtes, absolument.

— Oui, d’aller jusqu’à la porte de l’enclos… Encore ici me laissera-t-on aller en liberté dans la forêt vierge ; on sait que je n’en saurais sortir… Eh bien, ce que le veux, c’est retourner en Europe… aller vivre à Arétow…

— Chez vos ennemis ?

— Ce ne sont pas les miens. Quoique je ne sois pas voyante, Magda, j’ai tout de même l’intuition, et votre fameux plan astral a cependant un petit coin de clarté pour moi. Je ne suis pas ce qu’on veut que je sois…

— Je vous en supplie, ne déraisonnez pas.

— Ah ! toujours ma folie, n’est-ce pas ? On vous a dit : cette pauvre tête faible a une idée fixe… Distrayez-la, détournez-la… elle n’est pas dangereuse, elle est doucement toquée…

— On ne m’a jamais dit cela. Non… jamais…

— On vous l’a laissé entendre. Je ne suis pas la seule, d’ailleurs, ici, à avoir l’esprit troublé, l’âme à l’envers…

— Pas la seule ?

— Hanna, tenez — cette jeune femme envoyée des îles des Romalewsky — Hanna aussi souffre de tortures analogues. Parfois, elle saisit à deux mains sa pauvre tête, et elle sanglote éperdument. C’est absolument mon cas. Nous sommes toutes deux comme si, penchées sur un lac limpide, nous voyions au fond des images ; puis un remous vient, brouille tout. Et c’est toujours ainsi, depuis que je songe…

— Le mal est de songer, précisément.

— Tout ce qui vit songe, Magda… Écoutez Fram. Il rêve, il a en dormant de petits cris. Ne croyez-vous pas que ces arbres, battus impitoyablement par le vent, attendent avec angoisse l’heure nocturne où ils redresseront vers les nuages leur tête blessée ? Et ces nègres qui piochent, creusent, lavent l’or, cueillent les grains de café, ils ont aussi un idéal. Et Michel, le roi de la colonie…

— Michel a un noble et pur idéal : améliorer ce pays, former ces sauvages, les élever…

— Pourquoi ? Ils vivaient comme des bêtes ; cela ne vaut-il pas au moins autant que de vivre comme des hommes ?

— Oh !

— Regardez, Magda, au fond du parc, quelque chose passe très vite par les lacets de l’allée.

— C’est l’automobile du prince.

— En effet, la visite quotidienne. Aucun temps ne l’arrête. Le geôlier fait sa tournée. Il a sans doute passé par la villa Stella, demeure de la famille Orankeff, et par la villa Sirius, prison d’Hanna.

— Oh ! ingratitude irraisonnée ! gémit la dame de compagnie… À la villa Stella, on chante, on danse, on rit, les jeunes filles s’amusent, la mère est heureuse de leur joie, elle a presque oublié le sombre drame qui la priva de l’époux aimé.

— Heureuse nature ! fit Roma avec un peu d’amertume.

— À la villa Sirius, on aime, on espère, on attend… Le capitaine Yousouf ne doit-il pas épouser la jeune femme au prochain voyage ?

— Tant mieux pour ces deux êtres, s’ils s’aiment… Mais Hanna m’a dit ne vouloir se marier que quand Yousouf l’aura arrachée à sa prison dorée et reconduite en Europe ?

— Voici le prince, il laisse aux communs son auto, il accourt malgré l’averse. Vous le recevrez ici ?

— Oui. Je ne veux pas déranger le sommeil de mon bon chien.


II

LE GARDIEN DU SÉRAIL

Un nègre, en livrée blanche, avait soulevé la portière au fin tissu de soie, et, la tenant ouverte, livrait passage au visiteur.

Michel Romalewsky ressemblait beaucoup à ses frères, mais sa physionomie était plus douce que celle de Fédor, plus jeune et plus belle que celle de Boris.

Admirablement découplé comme eux, il représentait la force calme, la tranquille assurance, la parfaite pondération de l’être bien constitué au moral et au physique.

Il vint, avec un sourire, baiser la main de la jeune femme et salua, d’un geste amical la dame de compagnie.

Après avoir senti sur sa peau l’effleurement des lèvres du prince, Roma posa ses doigts le long du frais museau de son chien, comme pour les purifier de ce contact.

Le sourire de Michel s’accentua.

— Fram ne m’en aimera que davantage, fit-il ; un peu de mon souffle joint au parfum de votre main fera une petite association sympathiquement mêlée à travers le sens olfactif de notre ami à quatre pattes.

— Qu’apportez-vous, prince ? Vous avez des papiers, mais naturellement aucune lettre pour moi ?

— Si, précisément, voici pour vous un gros paquet.

Une faible rougeur colora le charmant visage de Roma.

Quoi ? Un message !… Qui pouvait bien penser à elle ?

Elle saisit le ruban qui liait ensemble livres, journaux et lettres. Et tout de suite sa joie fugitive s’éteignit.

— C’est de Mariska, prononça-t-elle, déçue.

— C’est de quelqu’un qui vous aime, madame, et qui a joint à son message ce qu’elle a pensé vous plaire : des revues, des romans nouveaux.

— Rien ne me plaît que la liberté, Michel, et je crains bien de ne la conquérir qu’en abandonnant sur terre mon pauvre corps, entrave de tout être vivant.

— Il en est de vous comme de nous tous.

— Sans jouer sur les mots vous me comprenez.

— Un navire est arrivé ?

— À l’instant. Malgré ce temps affreux, il a pu se réfugier dans le port. Yousouf, le capitaine, me dit avoir une caisse de bibelots pour vous.

Roma eut un geste d’indifférence.

Elle dit :

— Il vient pour se marier ?

— Oui. Hanna l’attend avec impatience. Vous voudrez bien prendre quelque intérêt à cette cérémonie que je veux préparer aussi brillante que possible. Ce sera la première fois qu’un mariage de blancs sera célébré dans notre église d’Afrique.

— Je m’y intéresserai parce qu’il me paraît y avoir quelque analogie entre l’internement d’Hanna et le mien.

— Comme vous avez toujours des mots blessants !

— En rapport avec vos actes… ou plutôt ceux de votre frère, car vous êtes, je crois plutôt le bras que la tête de cette trilogie néfaste des Romalewsky.

Michel, patient sous l’insulte, s’assit près de la jeune femme. Il prit dans sa poche un petit portefeuille de cuir, l’ouvrit, et montra ainsi un passe-partout où se voyaient, deux photographies en face l’une de l’autre. Il les tendit à Roma :

— Voici ce que vous aviez demandé, dit-il.

À cette vue, une clarté de joie illumina le visage de la jeune femme. Une rougeur de vie anima ses joues pâles.