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Page:Apollinaire - Le Poète assassiné, 1916.djvu/158

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LE POÈTE ASSASSINÉ

Et François ne voyait plus la foule, la tête lui tournait, il plaçait des louis, des liasses de billets en plein, à cheval, en transversale, sur la couleur. Il joua longtemps, perdant tout ce qu’il voulait.

Il se tourna enfin et vit la salle illuminée où les joueurs se pressaient comme auparavant. Avisant un jeune homme dont la figure maussade indiquait assez qu’il n’avait pas eu de veine, François lui sourit et demanda s’il avait perdu.

Le jeune homme dit, l’air furieux :

« Vous aussi ? Un Russe a gagné plus de deux cent mille francs près de moi. Ah ! si j’avais encore cent francs, j’irais me refaire au trente et quarante. Et puis non, au fait, j’ai la guigne, la déveine noire, je suis foutu. Figurez-vous… »

Et, prenant François par le bras, il l’entraînait vers un divan sur lequel ils s’assirent.

« Figurez-vous, reprit-il, que j’ai tout perdu. Je suis presque un voleur. L’argent que j’ai perdu ne m’appartenait pas. Je ne suis pas riche, j’ai une bonne position dans le commerce. Mon patron m’a envoyé recouvrer des traites à Marseille. J’ai touché. J’ai pris le train pour venir tenter la chance. J’ai perdu. Que voulez-vous ? On m’arrêtera. On dira que je suis un malhonnête homme et pourtant je n’ai pas profité de cet argent. J’ai