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Page:Augustin - Œuvres complètes, éd. Raulx, tome V.djvu/545

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corps, ni ceux de ton esprit. Tu vois par ton corps la figure de ton ami ; tu vois ta propre fidélité par ton âme, mais tu ne peux aimer la fidélité de ton ami si tu n’as en retour la foi qui te fait croire à ce tu ne vois pas en lui. Du reste un homme peut tromper en feignant la bienveillance, en dissimulant sa malice ; ou s’il ne songe pas à nuire, et qu’il espère tirer de toi quelque profit, il peut simuler l’amitié, parce qu’il n’a pas la charité.

3. Mais tu dis que si tu crois à ton ami, bien que tu ne puisses voir son cœur, c’est parce que tu l’as vu à l’œuvre dans les épreuves, et que tu as connu son affection pour toi au milieu des périls, où il t’est resté fidèle. Faut-il donc, selon toi, souhaiter d’être malheureux, pour nous assurer de l’attachement de nos amis ? Pour goûter avec certitude le bonheur d’avoir des amis, il faudra donc être en proie à l’adversité ? On ne jouira d’une amitié éprouvée, qu’au prix de la douleur et de la crainte ? Et comment ne pas redouter plutôt, que désirer, un bonheur, qui a le malheur pour pierre de touche ? Et cependant il est vrai qu’on peut voir un véritable ami dans la prospérité, mais qu’on n’en est sûr que dans l’adversité.

Certainement tu ne te jetterais pas dans le danger pour éprouver un ami, si tu n’avais la foi ; et si tu t’y engages pour l’éprouver, c’est parce que tu crois d’abord et avant l’épreuve même. En effet si nous ne devons pas croire aux choses que nous ne voyons pas, bien que nous croyions au cœur d’un ami qui n’a, pas encore été éprouvé ; même quand nous avons fait cette épreuve à nos dépens, nous croyons encore à la bienveillance plutôt que nous ne la voyons ; à moins qu’on ne dise alors que la foi est si grande que nous nous imaginons voir par ses yeux ce que nous croyons au lieu que nous devons croire parce que nous ne pouvons voir.

Chapitre II. Sans la foi que devient la famille, la société humaine ?

4. Que cette foi disparaisse de la société humaine, et il n’est personne qui ne voie quelle perturbation, quelle horrible confusion en sera la conséquence. S’il ne faut croire qu’à ce qu’on voit, que deviendra l’affection mutuelle puisque l’amour est invisible ? C’en sera donc fait de l’amitié, laquelle n’est autre chose que l’affection réciproque. En effet quel témoignage d’affection peut ou recevoir d’un homme, quand on ne croit pas qu’il en ait donné ? Or, l’amitié disparaissant, les liens du mariage, de la parenté ou de l’affinité disparaîtront aussi ; car ils reposent également sur une affection réciproque. L’époux ne pourra plus aimer son épouse, puisqu’il ne croira pas en être aimé. Vu que l’amour est invisible, ils ne désireront plus ni l’un ni l’autre avoir des enfants, convaincus,d’avance qu’ils n’auraient rien à attendre. Que si des enfants naissent et grandissent, ils aimeront encore bien moins leurs parents : car,ils ne verront pas l’amour caché au fond de leurs cœurs, parce qu’il est invisible, et que c’est, dit-on, non une foi digne d’éloge, mais une témérité blâmable de croire à ce qu’on ne voit pas. Que dire des autres relations de frères, de sœurs, de gendres, de beaux-pères, de consanguinité on d’affinité, si l’affection est incertaine, la bonne volonté douteuse, et chez les enfants envers les parents, et chez les parents,envers les enfants : si on ne rend pas bienveillance pour bienveillance, si on ne croit pas la devoir, vu qu’on n’admet pas son existence chez les autres dès lors qu’on ne la voit pas ?

Or, croire qu’on n’est pas aimé parce qu’on ne voit pas l’amour, ne pas rendre affection pour affection parce qu’on s’en croit dispensé, ce n’est pas là un acte de sagesse, mais une réserve odieuse ; et si nous ne croyons pas à ce que nous ne voyons pas, si nous nions les volontés des hommes, parce qu’elles échappent à nos yeux, il en résultera un tel trouble dans la société que tout sera renversé de fond en comble. Je ne parle pas de tout ce que croient ceux qui nous reprochent de croire sans voir ; de ce qu’ils croient, sur la foi de la renommée, sur la foi de l’histoire, au sujet des lieux qu’ils n’ont jamais vus ; sans être tentés de dire : « Nous n’avons pas vu, nous ne croyons pas. S’ils le disaient, ils seraient forcés de douter même,de leurs parents ; puisqu’ici ils n’y croient que sur la foi des autres, qui ne sauraient leur montrer un fait passé, et dont eux-mêmes n’ont pas gardé le moindre souvenir. Et cependant ils n’élèvent aucun doute sur la parole, de ces témoins ; autrement, pour échapper à la témérité de croire sans voir, il faudrait montrer une incrédulité criminelle à l’égard de ses propres parents.