Aller au contenu

Page:Baillon - Histoire d'une Marie, 2è édition, 1921.djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ils avaient ce jour-là de l’argent. Ils burent de l’absinthe, ils laissèrent l’eau qui est dans les carafes. Ils soupèrent. Après, sans beaucoup de logique, ils reburent de l’absinthe. Cela se passait quelque part dans une taverne, entre des brocs à couvercle et des boules à billards. Lorsqu’ils en étaient à l’absinthe, Henry devenait rouge, Émile tout blanc. Henry serrait des lèvres à se taire, Émile soulevait des gestes, Émile riait largement avec sa large bouche. Il avait des dents solides comme on en voit planter dans une pomme. Il mordait dans la vie comme dans une pomme ; il croquait tout : la chair, les pépins et la peau.

Il dit :

— Mon vieux, je suis peintre. J’ai ma couleur, j’ai ma palette, j’ai mon œil. Vlan ! avec mon œil, je regarde, vlan ! ma couleur je la colle… tu vois… comme ça, puis comme ça… c’est une œuvre.

Il réfléchit :

— J’ai vu ce matin un paysage. C’était frais, c’était doux : je l’ai pris dans mes doigts comme le sein d’une jeune fille… Vlan ! mes couleurs, mes pinceaux, mon œil : c’était une œuvre… moi je suis peintre, mon vieux.

Il passait une dame.

— Les femmes ! Tu as devant toi une femme… D’abord tu la baises… puis ton rouge, ton jaune, ton vert… après de nouveau, tu la baises… Vlan : une œuvre… Moi je suis peintre, mon vieux.

Henry, à se taire, avalait des absinthes. Il pensait : « Je suis dans cette salle. Voici Émile : il est peintre ; jusqu’au bout de sa vie, il portera